Près de 25 ans après Loft Story, la téléréalité a muté, investissant les plateformes de streaming, comme en témoigne le triomphe de Love is Blind sur Netflix. Derrière le spectacle des sentiments, quelles pulsions ces émissions activent-elles en nous ? Décryptage d’un phénomène de société avec la psychologue Tilila Relmani, co-autrice de la bande dessinée Éloge de la surface, dans les profondeurs de la téléréalité.
Il n’a fallu que quelques heures pour que la version française de Love is Blind se classe parmi les programmes les plus vus sur Netflix. Vous êtes-vous laissée tenter par cette nouvelle série ?
C’est assez curieux, mais je n’ai pas encore passé le pas de regarder des téléréalités françaises sur les plateformes comme Netflix. J’ai vu quelques programmes américains, mais, pour le reste, je reste très attachée aux émissions françaises classiques qui passent à la télé. Sinon, je suis les aventures des candidats sur les réseaux sociaux, car c’est là-bas qu’une grande partie de la téléréalité se déroule aujourd’hui, finalement.
Cela dit, cet engouement ne m’étonne pas. On constate une vraie baisse d’audience pour les émissions des chaînes de la TNT. Le public a sans doute envie de voir autre chose. Le problème, c’est qu’on y retrouve toujours le même vivier de candidats, des habitués très rodés à l’exercice, ce qui donne l’impression que tout est scénarisé. Je comprends donc qu’il y ait une ouverture vers d’autres programmes, d’autres plateformes, qui peuvent amener un certain renouveau. Celles qui marchaient avant ne fonctionnent tout simplement plus.
Justement, quelles téléréalités de Netflix vous ont marquée ?
J’ai regardé Selling Sunset. Dieu sait si j’ai eu honte de regarder des téléréalités, mais celle-ci remporte la palme ! Elle a tout pour déplaire : elle est ultrasexiste, pas du tout écolo… On y voit des femmes sur des talons de 20 centimètres se tirer dans les pattes en permanence et vendre des villas avec dix salles de bain et d’immenses piscines à Hollywood, une région où il n’y a plus d’eau. C’est tout ce que je déteste, tout est horrible. [Rires]
Ces émissions proposent-elles quelque chose de nouveau par rapport aux formats plus anciens, que ce soit dans le concept ou dans le profil des candidats ?
Je n’en ai pas regardé beaucoup, mais j’ai l’impression qu’elles apportent une certaine fraîcheur. Les téléréalités françaises se sont toujours inspirées des modèles anglo-saxons, mais les programmes Netflix semblent moins basés sur la “culture du clash”. Curieusement, les programmes d’ici ne semblent pas vouloir changer de recette, malgré la concurrence.
Comment expliquez-vous notre fascination pour ces émissions ?
C’est un peu comme un accident de voiture : on ne peut pas s’empêcher de regarder. On a tous en nous une part de voyeurisme, même si on a une éthique, une morale et une éducation. C’est un concept qu’on développe dans la BD : cette pulsion remonte à l’enfance, quand on essayait de regarder par le trou de la serrure pour voir ce qui se passait dans la chambre des parents. L’idée de rentrer dans l’intimité d’inconnus fait appel à des pulsions assez inavouables. C’est pour ça qu’il y a tant de honte à avouer qu’on regarde de la téléréalité.

L’autre aspect, c’est la catharsis. À l’origine, les tragédies grecques mettaient en scène des pulsions primaires – le meurtre, l’inceste, la rivalité – qui ne peuvent pas s’exprimer dans la vie sociale. On ne va pas “casser la gueule” à son collègue, mais ces émissions offrent un espace où on va voir des gens se disputer et vivre des relations amoureuses. Ça permet de déchaîner nos pulsions. Il y a aussi une autre forme de catharsis, plus problématique : le mépris de classe. Il y a un vrai plaisir à se moquer des “beaufs”, et beaucoup de programmes sont basés là-dessus.
Ce mépris vise les candidats, mais aussi les spectateurs, qui sont moqués parce qu’ils regardent ce genre de programme. Pourquoi est-ce si mal vu, encore aujourd’hui ?
C’est exactement ce que Bourdieu décrivait avec son concept de “culture dominante”. Les médias – la plupart du temps, de grandes chaînes intellectuelles et plutôt de gauche – prescrivent la culture légitime et la culture populaire à mépriser. Le public est alors associé au type de programmes qu’il regarde : si l’émission est méprisée, ceux qui la regardent le sont aussi. Pour moi, tout part du mépris de classe, que ce soit envers les candidats ou les spectateurs. Il y a une vraie honte intériorisée de dire : “Oui, je regarde de la téléréalité, et le pire, c’est que j’adore ça et que je ne veux rater aucun épisode.” Dans certains milieux, c’est très difficile de l’assumer. Par exemple, je ne l’ai jamais dit. Je préférais dire que je prenais de l’héroïne plutôt que d’avouer que j’aimais regarder La villa des cœurs brisés ! [Rires]
Pourtant, la téléréalité peut être vue comme un outil d’analyse sociologique…
Oui, et c’est tout l’objet de notre BD. La téléréalité est un miroir grossissant des symptômes de notre société. On la montre du doigt comme le lieu du sexisme et du patriarcat – ce que je ne nie pas –, mais elle ne fait que refléter de manière plus grossière ce qui existe de façon feutrée dans des émissions dites “élitistes”. Le temps de parole des femmes, leur rôle, l’objectification de leur corps… Le sexisme est partout.

Mais, comme ces émissions le font avec de gros sabots, ça permet aux autres médias, qui participent au même système, de dire : “C’est là-bas que ça se passe, il faut interdire ces programmes”, pour ne pas balayer devant leur porte. Finalement, ce qu’on observe dans la téléréalité – le male gaze, la rivalité féminine, le slut-shaming –, ce n’est pas une “influence” sur la société, c’est simplement la caricature de notre système patriarcal.
Pensez-vous que certaines téléréalités valent mieux que d’autres ?
C’est difficile à dire sans avoir tout regardé. Le fait qu’il y ait moins de clashs sur Netflix est un bon point. En revanche, Love is Blind reste très hétéronormé. À l’inverse, certaines émissions françaises font des efforts sur la représentation des orientations sexuelles et des genres. Mariés au premier regard a montré des couples homosexuels, et La villa des cœurs brisés ou Frenchie Shore ont inclus des candidats transgenres.
Ce que j’ai trouvé chouette, c’est que leur transidentité n’était pas un sujet. On ne les a pas instrumentalisés pour créer du drame, comme c’est souvent le cas. Ça banalise, ça normalise, et c’est très intéressant. Certaines productions, en revanche, ont été extrêmement problématiques, comme celle des Anges, qui a dû fermer à la suite d’accusations de promotion du harcèlement.
Avez-vous observé une évolution dans les codes de la téléréalité et dans le profil de leurs candidats depuis le lancement des premières émissions ?
Oui, il y a une petite évolution. On voit un effort pour mieux représenter les personnes racisées ou issues des communautés discriminées, même si ça reste timide et qu’on n’est jamais loin de la fétichisation, avec des phrases comme “Moi, je n’aime que les mecs noirs” ou “Je ne suis attiré que par les femmes métisses”. De plus, la diversité des corps reste un vrai problème. En revanche, une nouvelle génération de jeunes candidates tente de dénoncer le slut-shaming et revendique une plus grande liberté sexuelle. Elles bougent un peu les lignes. Les productions font aussi plus attention à la question du harcèlement et des situations problématiques. Il y a 10 ou 15 ans, c’était vraiment catastrophique sur ce point.
Dans votre BD, vous expliquez que certains candidats forcent le trait et se font passer pour plus bêtes qu’ils ne le sont. Pourquoi ?
Lors de notre enquête, nous avons interviewé des journalistes qui travaillent pour ces productions et ils nous l’ont confirmé. Par exemple, une candidate – dont je ne divulguerai pas le nom – changeait complètement de ton et de voix dès que la caméra s’allumait pour jouer “la bébête”. Elle n’avait pas du tout le même comportement quand l’enregistrement était lancé. En fait, les participants ont compris que se tromper dans les expressions françaises ou inventer des métaphores absurdes crée des séquences qui font le buzz et finissent dans les bêtisiers ou sur les réseaux sociaux.
C’est une forme d’appropriation du stigmate : on nous voit comme des idiots ou des idiotes, alors on va le jouer à fond et capitaliser dessus. C’est triste, car ça perpétue le cliché selon lequel on ne peut pas être une “bimbo” belle et intelligente en 2025. Ce sont souvent de redoutables femmes d’affaires, mais elles ont compris que, pour exister dans ce milieu, il faut jouer ce rôle. C’est d’ailleurs ce qui a changé : la téléréalité est devenue un business. Les candidats sont souvent des influenceurs qui viennent chercher de la visibilité pour augmenter leur nombre de followers. La motivation n’est plus du tout la même.