Série culte s’il en est, l’intégrale de Mad Men débarque sur Arte à compter du 1er août. L’occasion de se replonger dans les volutes de fumée, les robes cintrées et les verres de scotch.
« La nostalgie, c’est délicat, mais puissant », prévient Don Draper dans Mad Men lors d’une de ses fameuses séances de pitch où il présente son idée de publicité pour vendre un nouveau produit de la marque Kodak, qu’il baptise le carrousel (S01E13). Les cadres voient alors défiler des photographies de sa vie de famille avec sa femme Betty, au temps du bonheur. Le créatif sait vendre comme personne l’American way of life, mais il est incapable de le vivre.
C’est tout le propos de cette grande série sur une bande de publicitaires évoluant dans le New York des années 1960. Avec son générique iconique, sa reconstitution maniaque des sixties, ses dialogues ciselés, son rythme singulier fait de lenteurs et de moments imprévisibles, et un savoir-faire inégalé en matière d’évolution des personnages, la production de Matthew Weiner a acquis le statut mérité de chef-d’œuvre du petit écran.
Don Draper est (très) problématique
Diffusée entre 2007 et 2015 sur AMC (Canal+ en France), Mad Men s’inscrit dans la tendance de l’anti-héros, bien souvent aussi charismatique que problématique. Comme Walter White (Breaking Bad commence au même moment), Don Draper est un salaud attachant, qui cache un lourd secret. Il n’est pas trafiquant de drogue, mais il a usurpé l’identité d’un homme pendant la guerre de Corée pour oublier son passé misérable et sa véritable identité, celle de Dick Whitman, fils d’une prostituée et d’un fermier alcoolique.
Transfuge de classe avant l’invention du terme, Don Draper est mû par une obsession : incarner l’homme idéal de son temps, élégant, riche et en apparence respectable. Et ça marche dans l’œuvre, comme dans sa réception par le public. À la fin des années 2000, l’esthétique vintage de Mad Men – ses meubles, objets et silhouettes stylisées – inspire les tendances mode et déco. Banana Republic lance une collection spéciale, en collaboration avec la costumière de la série, Janie Bryant.
Derrière son style irréprochable et son talent de storyteller, Don Draper a-t-il une âme ? That is the question. Mad Men racontait déjà toute l’ambiguïté du personnage lors de sa première diffusion. Mais, en 2007, on n’était pas franchement au fait de concepts comme la masculinité toxique ou le patriarcat. Éblouis par la performance magnétique de Jon Hamm, on avait tendance à excuser le comportement de Don Draper.

La pédagogie apportée par le mouvement #MeToo n’était pas encore passée par là. Résultat : en dépit de ses actes, le personnage de Don Draper était bien souvent admiré sans aucun recul. On n’avait pas non plus déconstruit l’archétype du « bad boy », glamourisé dans la pop culture depuis James Dean jusqu’à Chuck Bass ou Joe Goldberg. L’anti-héros semble attirer les femmes comme des abeilles sur un pot de miel.
Il connaît pas moins de trois épouses et 19 maîtresses (vues à l’écran) au cours des sept saisons de Mad Men. Quand on revisionne la série de nos jours, ça saute aux yeux : c’est un womanizer, un séducteur compulsif qui ne respecte pas toujours le consentement de ses partenaires (en témoignent ses interactions avec Bobbie ou Candace) et se comporte globalement très mal avec les femmes (infidélités, harcèlement sexuel au bureau…).
Dans l’épisode Rendez-vous mystère (S05E04), Don est fraîchement marié avec Megan et croise une ancienne flamme, Andrea Rhodes, dans un ascenseur. Alors victime d’une fièvre, il est rejoint dans sa chambre par Andrea, couche avec elle avant de l’étrangler et de cacher son cadavre sous le lit. Ce cauchemar symbolise son rapport addictif aux femmes : à quelques exceptions près (il entrevoit parfois la possibilité d’un amour sincère, notamment avec Rachel Menken), elles ne sont que des trophées (pour les épouses) et des corps vite consommés, vite oubliés.
Son sexisme est intrinsèquement lié à son époque, à son histoire personnelle (il a notamment été violé par une travailleuse du sexe) et à son travail. Il l’empêche d’accéder à son moi véritable et de construire des relations saines avec la gent féminine. Regarder Mad Men en 2025, c’est réaliser à quel point on n’aimerait pas qu’un Don Draper débarque dans nos vies, aussi stylé et riche soit-il.
Betty a des raisons d’être horrible
Première épouse de Don, Betty Draper (January Jones) est une ancienne mannequin piégée dans le rôle de la femme au foyer des années 1960. Elle est aussi belle que dépressive, jalouse et aigrie. En apparence, Betty a tout ce qu’il faut pour être heureuse, selon les standards de l’époque. Mais elle déteste sa vie.

Tandis que son corps se débat (elle est prise de tremblements impromptus, puis plus tard, prend beaucoup de poids), elle décharge sa frustration sur sa fille Sally ou tire sur les pigeons de son voisin. Son comportement, parfois cruel, contraste grandement avec l’image parfaite de la bonne épouse au brushing impeccable et de la mère aimante qu’elle est censée incarner.
Isolée et frustrée, Betty a eu du mal à se faire aimer du public, surtout en comparaison avec Peggy Olson (Elisabeth Moss) ou Joan Holloway (Christina Hendricks), plus actives dans leur propre vie et évoluant dans la sphère professionnelle. Pourtant, la rage féminine intériorisée de Betty est très importante. Elle représente une pulsion de révolte face à sa condition d’oiseau enfermé dans une cage dorée.

Son prénom fait écho à celui de Betty Friedan, icône de la deuxième vague féministe des années 1970 et autrice d’un essai fondateur sur l’aliénation des femmes au foyer, La femme mystifiée. Betty est un personnage difficile à aimer, mais représentatif du destin de nombreuses femmes durant les années 1960. Elle cristallise l’amertume de celles qui ont dû renoncer à leurs rêves pour survivre dans une société patriarcale et se conformer à un idéal jamais à la hauteur de leurs sacrifices.
“It’s a Man’s Man’s Man’s World”
Joan et Peggy sont-elles mieux loties que Betty chez Sterling Cooper Advertising ? Rien n’est moins sûr. Si elles ont accès au monde des « mad men » (surnom donné aux publicitaires de l’époque), c’est d’abord par la petite porte, dans des postes subalternes (Peggy débute comme secrétaire, Joan comme responsable des secrétaires) et en subissant quotidiennement du harcèlement sexuel et du sexisme ordinaire de la part de leurs collègues masculins.

Cela va des petits surnoms paternalistes comme « sweetheart » ou « darling » à du « manterrupting » (le fait de couper la parole aux femmes pendant les réunions) et des agressions sexuelles. Peggy doit défoncer toute seule le plafond de verre au milieu d’un boy’s club. Elle entretient une relation épuisante avec Don, son boss toxique. Joan se trouve constamment objectifiée par ses collègues masculins. Le monde du travail ne fait pas rêver du côté des femmes.
On retiendra ce moment jouissif et émouvant de la saison 5, quand Peggy peut enfin se permettre de démissionner pour poursuivre sa carrière. Don a beau sortir son chéquier, aucun chiffre ne peut retenir sa protégée. L’émancipation n’a pas de prix. De son côté, Joan se voit offrir une proposition indécente par un riche client.

Après mûre réflexion, elle accepte cette « promotion canapé ». À l’époque de sa première diffusion, on se disait que Joan avait choisi la facilité et donnait du grain à moudre à ceux qui ne prenaient pas les femmes au sérieux dans le monde du travail.
En 2025, cette scène résonne autrement. Les dés sont pipés d’avance pour les femmes comme Joan, qui est en plus une mère célibataire à ce stade de la série. Et puis, Joan travaille depuis déjà 13 ans avec Don Draper et Roger Sterling (John Slattery) sans avoir obtenu l’avancement qu’elle souhaitait. Elle décide donc de jouer avec ce que la vie lui a donné. Elle a réussi à obtenir une chaise d’associée dans l’entreprise et on a envie de dire, « good for her ».
Le travail prend (beaucoup) trop de place dans nos vies
C’est l’une des leçons de la série que l’on comprend a posteriori, alors que les experts tirent la sonnette d’alarme sur la santé mentale au travail et que le gouvernement en a fait une de ses grandes causes nationales en 2025. À l’image de Don Draper, la plupart des protagonistes de Mad Men se définissent par leur job.

Ils doivent renoncer à des anniversaires et autres moments importants de leurs vies personnelles pour travailler en urgence sur un pitch à plusieurs milliers de dollars. Le milieu de la publicité est dépeint dans ce qu’il peut avoir d’excitant, d’addictif et de toxique.
Le travail prend trop de place dans la vie des personnages, comme dans la nôtre, au point qu’il s’y passe des événements tragi-comiques. Un afterwork arrosé finit en drame quand une employée roule sur le pied d’un collègue avec une tondeuse à gazon. Un créatif obsédé par l’arrivée des ordinateurs dans la boîte se coupe un téton et l’offre à Peggy. Un cadre perd un œil lors d’une partie de chasse avec de gros clients. Un partenaire coupable de détournements de fonds se pend dans son bureau.
Les corps et les esprits sont mis à rude épreuve. Le message de Mad Men reste terriblement d’actualité. Dans notre société capitaliste, toujours plus obsédée par la rentabilité, trouver un équilibre satisfaisant entre vie professionnelle et vie personnelle se révèle un défi de taille.
Les années 1960 n’étaient pas si sexy
Derrière les beaux costumes et les coupes de champagne, Matthew Weiner reconstitue une époque peu reluisante une fois le vernis craquelé. Dans une scène de pique-nique difficile à visionner de nos jours, les Draper abandonnent tous leurs détritus sur une pelouse, la conscience écologique tranquille.
Le show nous rappelle aussi que la santé était une préoccupation toute relative dans les sixties, où l’alcool coulait à flots et les paquets de cigarettes partaient en fumée. Plusieurs personnages, dont Don, vomissent après avoir trop mangé ou trop bu, tandis que Roger Sterling est victime d’une crise cardiaque en fin de saison 1.
À travers des personnages très secondaires comme le directeur artistique au placard Sal Romano (Bryan Batt), l’œuvre raconte également le rapport des Américains au racisme et à l’homophobie. Elle aurait pu creuser davantage ses personnages vivant en marge de la blanchité et de l’hétéronormativité (ils n’effectuent que de brèves apparitions).

Mais on pourra arguer que Mad Men se centre sur une bande de mâles hétéros cisgenres pour lesquels les personnes vivant en dehors de leurs normes et de leurs fantasmes n’existent pour ainsi dire pas. Revoir cette série en 2025 a quelque chose d’angoissant. Si on constate heureusement des avancées sociétales notables, les femmes subissent toujours du harcèlement sexuel au travail et justice ne leur est que très rarement rendue.
Elles restent moins payées que les hommes à poste égal. Le racisme systémique perdure et gâche de nombreuses vies. Nous avons appris à recycler, mais nous continuons à détruire la planète de mille façons différentes. Sur les réseaux sociaux, les « trad wives » vantent le style de vie de la très malheureuse Betty Draper et s’inspirent de ses tenues.
En 2025, les nouveaux « mad men » travaillent dans la tech et en appellent à un « retour de l’énergie masculine », tandis que le Président de la plus grande puissance mondiale ferait passer Don Draper pour un enfant de chœur. Le capitalisme et la publicité dirigent plus que jamais nos vies – virtuelles et physiques – et l’humanité continue de s’autodétruire. Alors, écoutons une nouvelle fois ce que Bert Cooper chante à Don Draper le jour de sa mort : « Les meilleures choses de la vie sont gratuites. »