En ce début d’année, la littérature américaine s’accorde au féminin avec des romans virtuoses envoûtants, inflammables ou dérangeants.
| Les terres indomptées, de Lauren Groff
En racontant la quête d’émancipation féminine du point de vue des héroïnes du passé, la grande romancière américaine Lauren Groff montre que le combat contre le patriarcat dure déjà depuis une éternité.
Dans la lignée de Matrix, son précédent livre consacré à Marie de France, première femme de lettres à écrire en français et frondeuse d’avant-garde, Les terres indomptées imagine au XVIIe siècle, dans les immensités sauvages de ce qui deviendra bientôt les États-Unis, la cavale d’une jeune fille qui a décidé de fuir pour exister. Une réécriture haletante et furieuse d’une figure féminine qui hante les contes de Grimm et de Perrault. Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n’y est pas.
| Le temps d’après, de Jean Hegland
C’était en 2017 et pourtant on s’en souvient comme si c’était hier. Il avait fallu attendre 20 ans pour pouvoir enfin lire la traduction française d’Into the Forrest, conte postapocalyptique de Jean Hegland paru initialement en 1996, narrant l’entreprise de survie de Nelle et Eva, deux sœurs réfugiées dans la forêt à la suite de l’effondrement de la civilisation. On n’aura cette fois pas eu à patienter longtemps avant de savourer cette suite réussie, portée par un souffle romanesque intact.
L’histoire nous est contée par Burl, 15 ans, le fils d’Eva, enfant issu d’un viol et né au fond des bois. Il n’a pas connu le monde d’avant et, s’il a été élevé dans la peur de l’autre, l’adolescent brûle d’envie de découvrir ce qui se cache au-dehors. Des adultes brisés qui ont vu le monde sombrer ou de l’enfant du chaos qui continue à espérer, qui faut-il croire pour imaginer le destin de l’humanité ?
| Le lac de la création, de Rachel Kushner
Pour son grand retour après cinq ans d’absence, la romancière américaine Rachel Kushner choisit la France comme décor d’un thriller politique haletant. Son héroïne Sadie Smith, espionne indépendante tout juste renvoyée du FBI, débarque ainsi en Dordogne avec une nouvelle mission. Elle doit infiltrer Le Moulin, un groupe d’écoactivistes dirigé par le charismatique Bruno Lacombe afin de les pousser à commettre l’action de trop qui justifierait une réponse radicale de l’État. Mais, une fois au cœur de cette communauté, elle va rapidement perdre le contrôle de la situation, jusqu’à remettre en cause ses plus profondes convictions.
Une héroïne hypnotique, une exploration enflammée des marges de la société, une langue corrosive : on retrouve ici tout ce qui fait le sel de la littérature de Rachel Kushner. Avec, en prime, une question d’une actualité brûlante : quelles limites fixer à l’engagement écologique ?
| Nage libre, de Jessica Anthony
Si vous aimez les œuvres loufoques et dérangeantes qui tirent sur la corde du malaise, un conseil, jetez un œil à la collection « Vice caché » des éditions du Cherche-Midi qui, depuis 2004 (la collection s’appelait alors « Lot 49 »), rassemble les autrices et auteurs les plus barrés de la littérature anglo-saxonne. Nouvelle venue dans cette famille d’écrivains dysfonctionnels, Jessica Anthony nous régale avec un drôle d’objet littéraire de seulement 140 pages.
Un dimanche de novembre anormalement chaud, Kathleen, femme au foyer et incarnation de la middle class américaine des années 1950 ayant renoncé à ses rêves de gloire tennistiques, décide d’aller se baigner dans la piscine de sa résidence et refuse catégoriquement de sortir de l’eau, au grand dam de son mari, impuissant. Le récit d’une révolution aquatique, féministe, nihiliste et absurde, un retrait du monde qui rappelle l’Oblomov d’Ivan Gontcharov. Jubilatoire.
| J’ai quelques questions à vous poser, de Rebecca Makkai
De retour dans le collège huppé où elle a fait son pensionnat pour donner un cours, la podcasteuse Bodie Kane voit les fantômes du passé ressurgir. Notamment celui de Thalia, son ancienne colocataire retrouvée morte en terminale. Elle se souvient de l’enquête expédiée et de cet homme que tout désignait coupable. Mais, 20 ans plus tard, elle se met à douter du verdict, comme si avec un prisme différent, celui d’une époque en proie à de nouveaux questionnements, l’affaire pouvait être envisagée sous un autre angle.
Avec la maestria dont elle faisait preuve dans Les optimistes, Rebecca Makkai se sert des codes du roman policier pour passer nos obsessions contemporaines à la paille de fer et mener une réflexion troublante : à l’heure des réseaux sociaux, de la manipulation par l’image et des guerres de chapelles idéologiques, la vérité est-elle encore une certitude sacrée ?