Cinq ouvrages marquants de la rentrée littéraire d’hiver interrogent la figure du père. Entre joie et douleur, entre ombre et lumière.
Poncif des poncifs romanesques, la figure paternelle n’en reste pas moins l’une des quêtes les plus passionnantes d’une vie d’écrivain, parce qu’elle pose la question de l’héritage et de la transmission, des cicatrices du passé, de la violence et des traumatismes qu’elle peut engendrer. Cet hiver encore, elle hante certains grands textes de la rentrée littéraire française et change sans cesse d’apparence, devenant tour à tour modèle et Némésis, fantôme et démon, victime et bourreau. En littérature aussi, pour grandir, il faut tuer le père.
Patronyme, de Vanessa Springora
Qu’écrire après cela ? La question a dû hanter Vanessa Springora au moment même où elle mettait un point final au Consentement, déflagration totale qui a fait de son autrice la figure de proue du #MeToo littéraire. Pourtant, il n’a pas fallu longtemps avant qu’elle découvre un nouveau fil d’Ariane à tirer dans un labyrinthe familial rempli de zones d’ombres.
En pleine promotion de son livre, elle apprend le décès de son père, personnage énigmatique, destructeur, dont elle s’est éloignée depuis des années. Dans ses affaires, de troublants clichés de son grand-père tchèque Joseph arborant fièrement l’aigle impérial nazi. La légende raconte pourtant qu’enrôlé de force, il avait déserté l’armée allemande. Lui aurait-on menti ? C’est le début d’une enquête intime sur la piste de cet homme et d’un nom de famille qu’elle a toujours eu du mal à cerner. Et si ce secret douloureux était la raison première de la folie de son père ?
Certes, le livre résonne moins fort que Le consentement, mais comment pourrait-il en être autrement ? Reste que Vanessa Springora excelle à façonner une littérature autofictionnelle sans concession. Elle forge des œuvres hybrides où le récit de soi sert de terreau à une multitude de questionnements collectifs et universels. En se mettant à nu, c’est la société tout entière qu’elle déshabille. Un engagement qui fait d’elle une intellectuelle de premier plan.
Vous parler de mon fils, de Philippe Besson
On se souvient comme si c’était hier de Ceci n’est pas un fait divers, roman vrai et déchirant dans lequel Philippe Besson racontait, à partir d’une confession qu’on lui avait faite, l’odieuse vérité, passée sous silence, des enfants du féminicide. Avec Vous parler de mon fils, il s’attaque aujourd’hui à un autre grand fléau de notre époque : le harcèlement scolaire. Il nous emmène, caméra embarquée, dans les décombres d’une famille balayée de plein fouet par le suicide d’un adolescent de 14 ans qui ne supportait plus les brimades, les persécutions et le bannissement infligés par certains de ses camarades. Il s’immisce surtout dans la tête d’un père.
Alors qu’il rejoint la marche blanche organisée en l’honneur d’Hugo avec à ses côtés sa femme Juliette et son autre fils Enzo, Vincent se remémore les événements qui ont conduit à la tragédie. Entre sa culpabilité dévorante, lui, la figure protectrice incapable d’appréhender les signaux, sa haine impossible envers les responsables qui ne sont encore que des enfants et sa colère contre un système éducatif à l’impuissance coupable, l’homme s’enfonce, se consume, mais se débat pour ceux qui sont encore là. L’expérience de lecture est âpre, douloureuse. On en sort brisé autant que révulsé, preuve de la puissance dévastatrice de ce tour de force littéraire.
L’hospitalité au démon, de Constantin Alexandrakis
Déjà remarqué avec son premier roman Deux fois né, entreprise autofictionnelle hallucinée sur les traces d’un géniteur qui n’a jamais eu vent de son existence, Constantin Alexandrakis poursuit son exploration chahutée et douloureuse de la figure paternelle. Sauf que, cette fois, celui qu’on désigne comme le « Père », c’est lui. Ou plutôt, c’est son personnage, sorte de double de papier à peine déguisé. Il a 40 ans et vit au Danemark avec sa femme Salomé et sa petite fille. Si elle l’a comblé de joie, la naissance de cette dernière a fait naître en lui un trouble. Une sourde douleur est soudainement remontée à la surface.
Enfant, entre ses 8 et 12 ans, il a été abusé. Alors, pour conjurer sa peur de la répétition, il entreprend de « cartographier le Grand Continent des Violences Sexuelles. » Alternant sans cesse entre la confession, le roman et l’essai, L’hospitalité au démon peut se lire comme le pendant masculin de Triste tigre, déflagration littéraire récompensée l’année dernière du prix Femina et du prix Goncourt des lycéens.
Comme un symbole, Neige Sinno, son autrice, signe d’ailleurs la préface de L’hospitalité au démon. Un texte sublime qui confère au livre de Constantin Alexandrakis une puissance décuplée. Un ouvrage d’envergure qui marquera les annales d’une littérature qui pense et panse l’inceste et ses blessures.
Un homme seul, de Frédéric Beigbeder
C’est l’avantage d’avoir un fils écrivain. Quand vous passez l’arme à gauche, vous avez toutes vos chances d’obtenir, en plus de votre sépulture, un mausolée en littérature. Difficile pourtant, d’appréhender la nature véritable du monument que tente d’ériger Frédéric Beigbeder en souvenir de son père. Tantôt règlement de comptes et tombereau de reproches faisant écho à la sublime et corrosive Lettre au père de Franz Kafka ; tantôt élégie, chant d’amour et d’admiration à une figure hors norme : on ne sait où donner de la tête en arpentant Un homme seul. Dans la lignée de son Roman français, prix Renaudot 2009, le romancier facétieux et provocateur délaisse le pamphlet pour l’enquête intime et remonte le temps pour déambuler dans les méandres d’une existence digne du plus parfait personnage de fiction.
Diplômé de Harvard, pionnier des chasseurs de tête en France, dandy jovial adorateur de lettres classiques, lisant le latin et le grec, passionné de philosophie et de la poésie de Ronsard, son père Jean-Michel Beigbeder était tout cela. Mais il était surtout un homme secret, taiseux, persuadé que « dès qu’on communique, on trahit sa pensée ».
Un an après sa mort, son fils tente de le percer à jour. Ce faisant, il peint la grande fresque d’une époque qu’on a longtemps érigée en âge d’or, mais qui depuis quelque temps révèle ses zones d’ombre et porte sa part dans la folle destinée du monde : les insouciantes Trente Glorieuses. Avec une sincérité touchante, parfois désarmante et un récit en clair-obscur, Frédéric Beigbeder prouve à nouveau qu’il n’est jamais meilleur que lorsqu’il se met à nu et assume les contradictions et la nuance qui fondent toute existence.
Un perdant magnifique, de Florence Seyvos
La folie et ses nombreux visages, cette inépuisable matière romanesque, pourvoyeuse à la fois des plus belles et des plus tragiques histoires. Cinq ans après Une bête aux aguets, Florence Seyvos redonne vie à Anna, personnage de jeune fille à la lisière de l’existence et troublante évocation de l’enfance.
À travers ses yeux, elle croque le portrait doux-amer d’un beau-père mystificateur qui a perdu pied et s’affranchit des lois de la raison. Confidente, à la fois protégée et victime, Anna observe cette puissance insondable envahir de tout son être le foyer familial et se débattre contre elle-même, mais surtout contre le monde, dans une lutte perdue d’avance. À travers son regard se dévoile la radioscopie sensible d’un cerveau malade et d’une figure hors norme, aussi inspirante qu’inquiétante, aussi attachante que destructrice, qui hante l’écrivaine depuis trop longtemps.