Daphné B. vit et travaille à Montréal ; elle est poétesse, traductrice et essayiste. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de la parution de son dernier livre, Maquillée (Grasset, 2021).
Maquillée (Grasset, 2021) est le troisième livre de Daphné B. – après Bluetiful (Les Éditions de l’Écrou, 2015) et Delete (L’Oie de Cravan, 2017). Le sujet de cet essai semble s’être imposé comme une évidence pour l’autrice qui confie d’emblée que le maquillage a toujours été « [sa] manière de procrastiner ». Non seulement elle se maquille elle-même, mais surtout elle passe beaucoup de temps à consommer les contenus proposés par les sites marchands, les influenceurs et les influenceuses beauté. Elle lit les commentaires clients des sites de maquillage – « des commentaires sur des produits que je ne veux même pas acheter ! » – et peut passer des nuits entières sur Youtube à enchaîner les vidéos de beauty gurus. Le monde virtuel de la beauté la fascine : non seulement un langage particulier et spécialisé s’y développe, mais surtout les mises en scène de soi et des produits y sont toujours plus travaillées.
Maquillée, un essai original
Maquillée est un essai. Si Daphné B. « voulai[t] qu’on le considère comme un essai », c’est que la dimension théorique de son travail fait entièrement partie du projet : « c’est politique de parler de maquillage et de dire c’est un essai ». Loin des préjugés qui pensent le maquillage comme une activité futile, l’autrice fait au contraire le pari de le prendre, lui et ses significations, lui et ses implications, très au sérieux. Au point qu’elle rapproche le maquillage et l’écriture : « les deux sont des processus d’autodétermination et de transformation ». Malgré cette dimension théorique, Daphné B. fait le choix délibéré de faire se côtoyer un « je » très incarné et une parole plus spéculative. Selon l’autrice, le vécu ne peut être séparé de l’art ou de la production, ni d’ailleurs la pensée du corps : il serait donc artificiel de chercher à effacer la subjectivité de la démarche théorique.
Daphné B. se refuse à condamner sans nuance le maquillage, son industrie et ses codes culturels. Elle reconnaît néanmoins que le maquillage ne peut être ni totalement anticapitaliste ni totalement féministe. Le milieu de la beauté met évidemment en place des normes physiques – qui pèsent en particulier sur les visages et les corps des femmes. Et le maquillage représente une industrie qui pèse de plus en plus lourd ; en témoignent les nombreuses stars qui lancent leur marque de beauté – Rihanna (Fenty Beauty), Selena Gomez (Rare Beauty), Harry Styles (Pleasing), ou encore Kylie Jenner (Kylie Cosmetics). C’est ainsi volontairement que l’autrice ne livre pas de conclusion définitive : Maquillée interroge et met en place de nombreux paradoxes sans céder à la tentation de les résoudre. L’autrice commente : « Ces paradoxes sont constitutifs de ce que c’est de vivre dans le néocapitalisme ».
La poésie sur Internet
Daphné B. est poètesse ; et, comme sa passion pour le maquillage, sa carrière poétique a aussi débuté sur Internet. « Avant de commencer à publier, j’ai eu un blog, puis une page Facebook. Les gens se sentaient impliqués dans la création de mes propres poèmes. Le rapport d’affiliation était vraiment grand. » Elle sait donc mieux que personnes à quel point la présence sur les réseaux sociaux est déterminante pour les auteurs et les autrices. « Si tu as beaucoup d’abonnés, tu vas vendre beaucoup de livres, c’est un fait. »
Daphné B. se réjouit de la démocratisation de la lecture et de la pratique de la poésie que permet Internet. La poésie se transforme au contact de son support : elle devient plus dynamique, s’adresse à un public plus jeune. Il existe ainsi sur Internet de véritables communautés de partage de poésie ; Daphné B. note d’ailleurs que si l’engouement québécois pour la poésie est très important, c’est « en particulier grâce aux réseaux sociaux ». Selon elle, cela permet à une littérature différente d’émerger : un tweet peut ainsi devenir un poème – plusieurs recueils de tweets ont d’ailleurs été publiés. Elle donne l’exemple de la poètesse Rupi Kaur, qui a commencé par publier ses oeuvres sur Instagram, et dont les recueils – Lait et miel (Charleston, 2020), Le soleil et ses fleurs (Nil, 2019) – sont maintenant des succès de librairie. Les livres de Rupi Kaur sont constitués de petits poèmes de quelques lignes accompagnés d’un dessin : de toute évidence, la littérature s’est adaptée à la structure de son média de diffusion originel.
Comme le maquillage, les médias sociaux sont souvent jugé comme futiles et sans profondeur. Pourtant, ils semblent bien permettre un véritable renouveau poétique. Et quand c’est la mise en scène de soi que nous pratiquons sur les réseaux sociaux qui est attaquée, Daphné B. s’étonne. « La littérature aussi est une mise en scène de soi, non ? ».