Entretien

Felhur x Andro vous aident à réviser le bac de français et de philo à coups de punchlines littéraires 

08 juin 2024
Par Anaïs Viand
Felhur x Andro.
Felhur x Andro. ©Lucie Bremeault

Le 7 juin, Félix et Antoine alias Felhur x Andro ont sorti le Chapitre 2 de ce qui composera leur album Roman. Il fait suite au premier opus intitulé Ruptures. En attendant de découvrir la façon dont le duo gère la séparation et de pouvoir plonger dans leur quête introspective, les deux rappeurs français reviennent sur leur projet atypique alliant rap, philosophie et littérature. Entretien à quelques jours des premières épreuves du bac.

Est-ce les mots, la passion pour la langue de Molière qui vous ont réunis autour de ce projet original ? Quelle est sa genèse ?  

Felhur : J’ai travaillé sur toutes sortes de projets d’écriture avant de me lancer dans le rap : j’ai écrit de la fiction et des textes théâtraux, et j’ai réalisé des documentaires. Cette envie de vivre de l’écriture me suit depuis un moment. J’ai réellement découvert le rap à mes 22 ans, relativement tard donc. Socialement parlant, il m’était inconcevable de faire du rap. Dans mon lycée du 6e arrondissement de Paris, on portait des bottines, des trench-coats et c’était tennis le mercredi après-midi.

Par la suite, j’ai suivi des études de philosophie et je suis devenu professeur. J’ai arrêté l’enseignement en janvier 2023 quand nous avions des éléments concrets qui nous permettaient de penser que je pouvais arrêter. Les diplômes ne périment pas et mon expérience en tant que prof non plus. La force du projet réside dans le fait d’avoir deux backgrounds différents. Je venais d’un milieu universitaire relativement pointu, pédant et snob, et Andro d’un environnement éloigné de tout cela… Nous nous sommes rencontrés avec la volonté de construire une véritable collaboration reposant sur une recherche artistique. L’enjeu était de faire sortir les textes de l’université et du 6e arrondissement.

Andro : J’ai une culture rap et je suis professeur de beatbox. Et avant de rencontrer Felhur, je n’étais pas sensible à la poésie. C’est à son contact que j’ai appris à l’apprécier. Je ne connaissais aucun poème, je n’avais aucun reste de l’école. J’étais donc le public test. Quand je montais les vidéos, j’adorais ça, je me disais : “OK, c’est cool, on peut toucher des personnes qui, comme moi, n’aiment pas l’école et qui n’ont pas d’affinité particulière avec ce genre littéraire.” Aujourd’hui, je dois connaître au moins la moitié des poèmes par cœur et, grâce à la prosodie du rap, j’en ai compris le sens. Nous avons souhaité mixer nos compétences et intérêts respectifs pour créer un projet original. L’héritage littéraire et l’envie de raconter des histoires de Felhur se sont mixés à mes compétences en son et en matière de réseaux sociaux.

Paul Verlaine, Victor Hugo, Apollinaire… Vous vous êtes notamment fait connaître en reprenant de grands chefs-d’œuvre de la littérature française. Pourquoi avoir eu envie de dépoussiérer ces textes ?

F. : Il y a quelques années, j’avais essayé de reprendre tout seul le long poème de Baudelaire, Le Voyage, mais c’était inintelligible. Quelques années plus tard, on a renouvelé l’expérience, à deux – depuis la sélection des textes jusqu’à la mise en place d’un concept. Et les retours positifs nous indiquent que nous avons modestement réussi à faire jaillir le sens de ces vers. Des textes dont plusieurs personnes avaient du mal à saisir le sens dans des cadres scolaires ou académiques. Il y a des personnes qui nous demandent en commentaires s’ils peuvent reprendre les poèmes que nous reprenons nous-mêmes. C’est drôle. On ne va pas revendiquer l’originalité de cette idée. Rappelons qu’il existe un nombre incalculable d’artistes qui écrivent comme des dieux et des déesses.

A. : Notre défi ? Rendre accessibles ces textes à nouveau. Pour ce faire, nous avons choisi une forme simple, avec une introduction identique pour les titres diffusés sur nos réseaux sociaux : “Dis Felhur, ça ferait quoi si Apollinaire avait rappé ?” Le premier poème posté sur Tiktok, Mon rêve familier de Verlaine, a bien fonctionné, et le second, Demain dès l’aube de Victor Hugo, a explosé. Lorsque nous avons diffusé les sons sur Spotify, nous avons compris qu’ils étaient très attendus. Dans la continuité de démocratiser des œuvres connues, nous lions les mots à des peintures connues pour nos pochettes d’album. Sur scène, nous jouons aussi avec la frontière des arts, entre concert et théâtre. Nous questionnons les contours de la musique urbaine et de la poésie, et plus largement cette frontière entre “art légitime” et art populaire.

Vous ne reprenez pas seulement des chefs-d’œuvre de la littérature, vous en signez aussi. Qu’est-ce qui vous inspire ?

F. : Le temps, le rapport au temps. Nous abordons la transformation de soi aussi : le fait qu’on évolue au fil du temps et qu’on travaille sur soi. Les incohérences, qu’elles soient individuelles, liées à nos propres désirs ou qu’elles soient vis-à-vis du monde. Nous chantons une certaine indignation que nous pouvons ressentir face au monde et, en même temps, nous témoignons d’une certaine attirance pour celui-ci. Nous sommes le produit de ce que nous exécrons. Il y a évidemment le thème de la réconciliation et les relations amoureuses et, plus largement, la notion de relations aux autres, au monde social.

On questionne beaucoup la parole, les mots aussi. Ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. Ce qu’il faudrait dire, ce qu’il ne faudrait pas dire. La parole qui réfléchit sur la parole, mais la parole qui se rend compte de son insuffisance. Dans un morceau à venir, nous traitons de l’incapacité qu’on a à exprimer ce qu’on ressent et de l’incapacité qu’on a à se comprendre les uns et les autres.

En fait, les textes sont inspirés d’auteurs, comme Kundera qui exprime ces malentendus dans l’existence, l’incompréhension et le malentendu au sein des relations amoureuses. Romain Gary a aussi exploré ces grands thèmes et s’est notamment interrogé sur le rapport à la mère, la volonté de multiplier des aventures et de rendre la vie intense. Nous empruntons des thèmes finalement très romanesques, mélangeant une part contemplative et une part plus réflexive. Nous reprenons des chefs-d’œuvre de la littérature et, lorsqu’il s’agit d’écrire, c’est la littérature elle-même qui nous inspire.

Dans vos chansons, il est aussi question de guerre, d’injustice, de sexisme, d’aberration politique et du monde qui va mal. Est-ce que la poésie et la littérature peuvent sauver le monde ?

A. : C’est un thème que nous abordons dans la chanson Tout ira bien, dans l’album Liaisons. Nous disons ensuite que les mots paraissent bien ridicules face à des enfants qui meurent sur nos rives, les rimes paraissent forcément ridicules… La littérature décrit le monde, permet de partager une vision et de confronter différentes vérités qui s’affrontent. Mais elle ne le sauve pas, non.

« Que vaut le plus bel art littéraire
Face à l’enfant qu’a faim, la misère. »

Felhur x Andro

F. : Je ne le crois pas non plus. Je crois que c’est une manière plus agréable et juste de faire “passer” sa fin. La littérature sauve le moment. Dans notre société conflictuelle, la poésie peut participer à ouvrir la fenêtre d’Overton [le périmètre de ce qui peut être dit au sein d’une société, un outil pour faire évoluer les normes, ndlr] d’un côté ou de l’autre, mais cela n’a pas un impact politique vraiment concret. Il y a l’ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie qui est très intéressant à ce sujet, L’Art impossible. Le philosophe essaie d’appliquer les théories bourdieusiennes de l’art en interrogeant l’utilité de l’art au sein de nos quotidiens.

Felhur x Andro, un duo de rappeurs fascinants.©Lucie Bremeault

Quelle est la force réelle de l’art dans la politique ? Selon le penseur, si on veut vraiment avoir un impact dans le monde politique, il ne faut pas faire de l’art. Il faut agir dans le monde associatif, il faut aller distribuer de la nourriture dans la rue, il faut faire des dons ou encore changer de banque. Il y a des choses très concrètes que l’on peut faire et, selon lui, l’art n’en est pas une.

Avez-vous des envies de collaborations particulières ? Un feat rêvé ?

F. : On adorerait collaborer avec Médine. On aime de lui son engagement politique, sa force d’écriture et une interprétation toujours au rendez-vous. Son album, Médine France, est l’un de ceux que nous écoutons le plus ces dernières années. BEN plg, dans ses deux derniers projets, développe des idées philosophiques magnifiques. Dire je t’aime est une chanson magnifique de son album du même nom. Il développe une écriture qui est extrêmement efficace, qui peut être à la fois poétique et brute. Enfin, Solann, qui écrit et chante extrêmement bien. On peut voir plusieurs niveaux d’analyse dans son écriture, et c’est très fort. En plus d’avoir une écriture extrêmement subtile, elle est une interprète incroyable sur scène.

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Le Cahier de Douai d’Arthur Rimbaud est au programme du bac de français cette année. Il s’agit d’un recueil comprenant deux poèmes que vous récitez à votre manière, Roman et Le Dormeur du val. Dans le premier poème, il est question d’une ivresse qui conduit à rechercher l’amour. Une idée que vous développez dans vos textes… Quelle a été votre (re)lecture de ce poème ?

F. : Roman évoque l’adolescence, sa légèreté. C’est un poème empreint de nostalgie que j’ai beaucoup lu quand j’avais 17 ans. Il matérialise une espèce d’insouciance. Ce qui est paradoxal dans ce poème, c’est que c’est une insouciance qui a conscience d’elle-même. Autrement dit, une insouciance qui n’est pas réellement insouciante. C’est ce garçon de 17 ans qui se rend compte qu’à 17 ans, on est insouciant, et qui essaie de l’être, malgré son cerveau probablement malade.

« Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire ! »

Arthur Rimbaud

Et puis, il y a cette idéalisation de l’amour, cette passion amoureuse qui naît en un regard. Ce poème m’évoque celui de Baudelaire, À une passante, où il est question d’un amour potentiel, hypothétique, idéalisé.

A. : Dans ce poème, il y a beaucoup de répétitions, il y a des images qui sont très abstraites, qu’on ne comprend pas tout de suite. Il y a plusieurs mots qui peuvent faire ouvrir les dictionnaires. Avec, Roman, nous nous sommes surtout appliqués à retranscrire l’ambiance et l’émotion du poème.

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Autre ambiance avec Le Dormeur du val… Arthur Rimbaud y dépeint un tableau sinistre et triste de la guerre sur un fond de tendresse romanesque. Ce poème s’inscrit particulièrement dans l’actualité…

F. : Ce qui me plaît beaucoup dans Le Dormeur du val, c’est la coexistence du magnifique et de l’ignoble. Un procédé qu’on retrouve chez Baudelaire. Il est difficile de lire le poème de Rimbaud sans penser à Une charogne. Ici, le poète décrit quelque chose de mort, de terriblement triste et de sale, par le moyen qui est le plus légitime dans la société humaine, à savoir la poésie. Ce sont des paradoxes en eux-mêmes, et je trouve le paradoxe magnifique. Dans nos sons, nous faisons souvent référence à ces procédés-là. Dans un morceau qui va sortir, nous finissons ainsi : “Pour que ça soit beau, faut que ça soit hideux.” Car, finalement, la beauté a besoin de la laideur pour exister.

En tant que récit, il s’agissait de bien retranscrire chacune des images. Des images fortes : “C’est un trou de verdure où chante une rivière.” Le premier vers annonce la chute majestueuse du poème : “Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit”

@felhurxandro Let’s go jusqu’au bac on va vous envoyer des compilations thematiques & d’artiste. ⚠️ATTENTION CE NE FAIT PAS OFFICE DE REVISION⚠️ on vous voit 👀 #rap #philo #lycee #cours #philosophy ♬ son original – Felhur X Andro

C’est un poème qui transforme la guerre en beauté. Nous n’avons pas souhaité le relier à l’actualité, parce que nous n’avons pas assez de distance… Rimbaud regarde le conflit depuis l’extérieur. Il le regarde comme un objet poétique. Et pour le regarder comme tel, il faut pouvoir être capable de l’extraire de l’actualité et pour le moment nous sommes en plein dans les conflits… Il nous est impossible de prendre toutes les horreurs qu’on voit comme objet de contemplation.

L’année dernière, vous avez diffusé sur TikTok une série de vidéos qui visaient à démocratiser des concepts de philosophie. Avec Nekfeu et Epicure, Platon, Rousseau, vous nous parliez d’hédonisme, de morale absolue, de contrat social, du mythe du bon sauvage ou encore du mythe des Androgynes… D’où vous est venu ce besoin d’expliquer, avec vos mots, de grands concepts ?

F. : Lorsque j’enseignais, j’essayais d’introduire un maximum de références populaires et concrètes. J’ai évidemment parlé de Star Wars lorsqu’il s’agissait de présenter la pensée des stoïciens. Un jour, mes élèves ont découvert mon activité de rappeur et j’ai choisi de prendre les devants. Le lendemain, au lycée, j’ai commencé mes cours en écrivant sur le tableau une citation, et les élèves devaient identifier l’auteur. « Platon ? Socrate ? Nietzsche ? » Eh non, c’est une punchline d’un modeste rappeur du nom de Médine qui explique parfaitement la théorie de Bakounine. Quant à cette phrase de Lacrim, elle exprime parfaitement la théorie des capitaux de Bourdieu…

Il y a eu plusieurs cours comme ça, où on analysait des punchlines de rap. Je leur ai même proposé d’en apporter. Plus tard, avec Andro, nous avons eu envie de continuer à faire des ponts, des liens sur les réseaux sociaux. L’intelligence ne se résume pas à la connaissance qu’on détient, mais à la capacité qu’on a à relier nos différents éléments de connaissance. Afin de resserrer notre communication, nous avons mis en pause la production de ce genre de format, mais les vidéos sont toujours disponibles, on ne les renie pas.

Un dernier mot à dire aux futurs bacheliers et bachelières qui nous lisent ?

F. : N’ayez pas peur des examens. L’intensité, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est toujours bien meilleure que l’ennui !

A. : Et il faut bien réviser aussi, quand même !

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