Récit à la première personne de la mère d’Hitler, Dans le ventre de Klara relate la grossesse du futur monstre au moment de son innocence absolue, lorsqu’encore fœtus il prendra peu à peu dans la tête de Klara Pölzl les dimensions d’un XXe siècle monstrueux et criminel. Entremêlant le récit fiévreux et mystique d’une femme autrichienne avec les crimes encore non advenus, Régis Jauffret signe ici l’un des grands livres de 2024.
L’idée de départ, brillante, n’était pourtant pas si facile à exploiter. Car, si les historiens se sont beaucoup penchés sur la biographie d’Hitler, le récit de son enfance reste impossible, car trop lacunaire. Régis Jauffret évite l’écueil en ne tentant pas, ici, l’analyse historique – bien que le texte soit extrêmement renseigné, comme en témoigne la biographie en fin d’ouvrage.
« Les mères demeureront toujours comptables des péchés commis plus tard par l’enfant qu’elles ont porté. On nous accusera d’avoir concocté neuf mois durant un assassin, un monstre, un être qui fera regretter Dieu d’avoir créé Adam et on nous reprochera d’avoir engendré ces fratries asphyxiées aux cendres dispersées. »
Régis JauffretDans le ventre de Klara
Au contraire, il ose la fiction et fait le choix d’une subjectivité totale. Il le dit : « Ce roman est constitué de faits et d’imaginaire comme un corps de chair et d’os », pour construire un récit plausible, d’autant plus glaçant, comme si la fiction, lorsqu’elle respecte une forme d’historicité, pouvait réussir là où l’histoire, parfois, ne peut que dire et non faire ressentir.
Autriche, année zéro
Klara écrit, c’est bien le seul péché qu’elle s’autorise. Dans un carnet d’abord, puis sur un tableau noir, miroir d’obsidienne dont elle efface les mots à mesure qu’elle les laisse s’échapper pour qu’ils ne soient pas découverts. C’est ainsi, presque en ombres chinoises, que se dessinera la destinée de l’enfant à naître. Car Klara raconte l’Autriche de la fin du XIXe siècle, l’étroitesse d’une toute petite bourgeoisie à laquelle elle a pu parvenir. Entre le poids de l’Église catholique, le nationalisme militaire et l’inceste, son « je » flamboie comme une minuscule flamme d’individu dont Régis Jauffret épouse jusqu’au moindre détail la possibilité d’existence.
Récit du cadre familial, les mots de Klara fixent ainsi l’exigüité d’une famille étrange – qu’Hitler d’ailleurs voudra cacher. Son mari, Aloïs, bâtard possible, l’épouse en secondes noces et lui donne son nom, Hitler. Klara est l’une de ses domestiques, fille de sa sœur ou de sa cousine – selon les versions. Dans cette union incestueuse – les époux devront obtenir une dispense papale pour se marier –, Klara le nomme donc « Oncle ».
Fonctionnaire des douanes, Oncle pèse sur Klara comme sur le livre : son nationalisme délirant – il veut des fils pour perpétuer l’empire et son nom –, son autoritarisme absolu et sa violence apparaissent à Klara comme ordinaires. Autant que les viols qu’il lui impose tous les jours ou que sa phobie maladive des germes et son eugénisme. Lorsque Klara comprend qu’elle est enceinte, sa joie l’emporte.
L’écriture du temps retourné
Or, les angoisses ordinaires d’une femme enceinte se mêlent ici aux délires mystiques de Klara ; et par eux, sans faire éclater le récit, l’auteur peut insérer la conscience des crimes à venir qui parasitent littéralement le texte sous la forme de longs passages sans ponctuation : on y devine l’horreur des camps, les fosses communes des einsatzgruppen. Comme si l’horreur de la Shoah, trou noir narratif, avait retourné la trame temporelle et pouvait ressurgir à la fois dans le passé et l’avenir pour contaminer sans cesse le réel et la fiction.
« Un jour les routes seront comblées, le train régnera, évitant à l’humanité de faire un pas de côté, de se perdre, de s’évader du monde. »
Régis JauffretDans le ventre de Klara
Dans le ventre de Klara (Recamier) explique ainsi, sans être didactique, comment une victime absolue, sans cesse violée par son mari ou par l’aubergiste du quartier, torturée par ses confesseurs et sa foi catholique, c’est-à-dire une femme autrichienne ordinaire en 1880, peut donner naissance à un monstre absolu. Comment elle a pu l’aimer.
Limites du roman d’un maître
Régis Jauffret signe donc ici un texte puissant, terriblement noir. Grand styliste, ses livres, Le Dernier Bain de Flaubert en 2021 (Points), Microfictions (2007, Gallimard), puis Microfictions 2022 (2022, Gallimard) montraient déjà la virtuosité d’une plume. Avec Lacrimosa (2008, Gallimard), c’était le suicide d’une maîtresse et des dialogues imaginaires post-mortem qui avaient forgé la douloureuse acuité du style. Dans le ventre de Klara apparaît donc comme un livre « destiné », où rejaillissent les obsessions d’un auteur au sommet de son art qui a dû s’y reprendre à trois fois pour parvenir au texte final.
Véritable chef-d’œuvre de ce point de vue, le livre a aussi quelques limites. Si le substrat social du nazisme est bien évoqué, on regrettera aussi cette vision individualisante des processus historiques. Comme si le national-socialisme n’était l’œuvre que d’un seul homme, Hitler, dont la disparition aurait empêché l’horreur.
De même, l’entremêlement des visions devient répétitif, sorte de mortification que le lecteur s’inflige sans plus savoir pourquoi il le fait. En somme, le style camoufle parfois la simplicité de l’analyse : toutes les familles autrichiennes n’ont pas abouti à de petits Hitler.
Dans le ventre de Klara, de Régis Jauffret, aux éditions Recamier, 256 p., en librairies depuis le 4 janvier 2024.