Rencontre avec l’un de nos coups de cœur de la sélection officielle du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Coup de cœur qui remporte le Fauve révélation !
L’homme gêné qui donne son nom au titre, qui est-il ?
C’est un homme que j’imagine autour de la trentaine. On ne sait pas très bien, étant donné qu’il est toujours dessiné de loin, sans qu’on puisse vraiment distinguer son visage. C’est quelqu’un qui se pose un peu trop de questions dans cet environnement restreint, on le voit cogiter beaucoup. Il se débat avec une solitude pas vraiment choisie, qui le met mal à l’aise. Chaque rencontre suscite une attente, un espoir et, donc, un risque de déception.
Cette figure du loser magnifique, elle vous inspire ?
J’aime les gens ratés, qui ne fonctionnent pas bien psychologiquement. Leur quotidien est rempli de situations qu’on connaît tous, mais dont on ne se vante pas. Et c’est encore mieux lorsqu’ils vont au bout de leur ratage, lorsqu’ils finissent par déraper mentalement. Il y a un côté personnage de manga chez Vincent, le timide maladif pour qui la confrontation avec le monde est douloureuse, pour qui les interactions sociales sont une épreuve.
Quelle a été la genèse de cet album ?
Une envie de revenir à la bande dessinée, déjà. Mon dernier album remontait à 2016 avec Hors-Jeu. J’ai commencé avec les strips qui servent à articuler les chapitres et viennent en contrefort du récit avec cette dimension plus onirique. À partir de là s’est dégagée l’idée d’une attente interminable, d’un personnage pris au piège de son appartement. Tout commence par un dessin qu’on griffonne sans forcément une trame narrative en tête. Comme un peintre qui balade son pinceau sur la toile blanche sans savoir où ça va le mener.
Comment dessiner un homme qui ne fait rien ?
Ce qui m’intéressait, c’était l’accumulation de scènes dans un même espace avec peu de dialogues. Un minimalisme où rien ne bouge à part des gestes qui touchent, des détails qu’il faut débusquer. Je suis à contre-courant de l’idée d’intrigue, d’aventure. J’aime bousculer les attentes. C’est un dispositif presque théâtral.
Pour raconter cette histoire, vous choisissez une focale originale…
Avec cette vue en plongée, de biais, on a l’impression d’une caméra de surveillance. Je voulais aussi m’amuser avec cette pensée qui nous traverse souvent l’esprit : “Mon Dieu, si on me voyait faire ça…” On pénètre presque illégalement l’intimité du personnage, on espionne ses déboires. D’autre part, il y a un point de vue lointain qui permet de voir mes personnages sous une forme floue, anonyme. Les gestes et le texte sont plus importants que l’incarnation. Encore une fois, c’est théâtral.
Il y a beaucoup d’humour dans votre album, mais pas que. Comment avez-vous travaillé ce côté doux-amer ?
La comédie dramatique, c’est un genre très intéressant parce qu’en termes d’ambiance, on n’arrête pas de passer d’une chose à une autre et d’aller vers quelque chose d’intense du point de vue des émotions. On peut être tendre et grinçant à la fois. La maladresse du personnage est au centre de tout et permet cela.
Pourquoi avoir choisi un format à l’italienne, qui se fait rare aujourd’hui ?
C’était un choix purement instinctif. J’ai été directement attiré par ce format. Les strips de quatre cases permettent d’accentuer la répétition. L’album joue aussi avec l’idée de gag qui tient en une page.
Quelles figures tutélaires planent sur votre œuvre ? Quels auteurs ou artistes sont des références pour vous ?
Là, comme ça, je pense à un opéra de Donizetti qui s’appelle L’Élixir d’amour. C’est l’histoire d’un type un peu débile qui est amoureux de la propriétaire de son appartement. Un marchand itinérant arrive en ville et lui vend une bouteille de vin en prétendant que c’est un élixir d’amour. Ce qui est drôle, c’est que ça fonctionne parce qu’il est désinhibé. C’est drôle, léger et en même temps il y a l’intensité des chants. C’est une ambiance que j’ai cherché à recréer dans L’Homme gêné.
Sinon, je citerais Ruppert et Mulot mais c’est compliqué d’en parler, Rupert étant impliqué dans une affaire d’agression sexuelle. Et après, bien sûr, je retourne à l’enfance. Les gags de Boule & Bill, la poésie de Bill Watterson dans Calvin et Hobbes, Taniguchi et Tezuka au Japon, les itérations iconiques de Chris Ware…