Entretien

Gwenaëlle Lenoir : “Que ferais-je dans une situation où je dois choisir entre l’humanité et l’inhumanité ?”

05 janvier 2024
Par Léa Boisset
Gwenaëlle Lenoir fait paraître son premier roman, “Camera obscura”.
Gwenaëlle Lenoir fait paraître son premier roman, “Camera obscura”. ©Charlotte Krebs/Éditions Julliard

[Rentrée littéraire] Pour son premier roman, Camera obscura (Julliard), en librairie depuis le 4 janvier 2024, la grande reporter Gwenaëlle Lenoir se saisit de l’histoire mythique de César, photographe devenu figure de résistance au régime autoritaire de Bachar al-Assad. Pour L’Éclaireur, l’autrice revient sur son expérience en tant que journaliste spécialisée dans les révolutions arabes.

Si l’on reconnaît en César le personnage principal du livre, c’est pourtant bien la Mort et ses multiples préliminaires, apparaissant dès l’incipit avec la disparition simulée de César, qui hantent ce récit. Attaché à la morgue d’un l’hôpital militaire, le narrateur s’aperçoit rapidement que les nombreux corps qui lui sont envoyés ont subi les pires sévices du régime.

Il s’implique alors, presque malgré lui, dans une résistance qui passe par l’attention portée à l’identité des défunts, en associant à ses photographies une liste des noms des suppliciés. Dans un régime qui corrompt toute joie et où s’impose le refrain de la prudence, un infime espoir parvient, néanmoins, à s’éveiller près des odeurs de Printemps.

Camera obscura, qui désigne en photographie cette boîte obscure dans laquelle on place l’œil et qui permet d’obtenir une image nette d’un objet que l’on désire reproduire, oriente déjà la lecture du livre. Pourriez-vous expliciter le choix de ce titre ?

Je voulais un titre qui conserve au roman son mystère, qui ne l’enferme ni dans une aire géographique, ni dans une période historique, ni dans un genre. Camera obscura donne l’indice d’un des personnages principaux de ce livre, à savoir la chambre noire photographique, l’outil de travail du narrateur. Mais cet outil de travail est beaucoup plus que ça, il est le prolongement du narrateur, ce qui peut le sauver et ce qui peut le perdre. La chambre noire évoque aussi dans mon imaginaire une de ces pièces dont on n’ose pousser la porte de peur d’y trouver les monstres, au sens figuré comme au sens propre, qui y vivent.

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Vous êtes journaliste, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est, et avez notamment assisté à la révolution soudanaise à partir de 2019. Pourquoi avoir spécifiquement choisi l’histoire de César et de la révolution syrienne de 2011 pour ce livre ?

J’ai rencontré l’histoire de César en 2014 lors d’une conférence sur la Syrie à l’Institut du monde arabe. J’avais évidemment suivi avec un immense intérêt et beaucoup d’espoir, aussi, les révolutions populaires arabes. Enfin les peuples abattaient ces régimes meurtriers, corrompus et prédateurs qui s’accrochaient depuis des décennies !

J’ai suivi les soubresauts de ces révolutions et des contre-révolutions qui ont suivi avec mon œil professionnel, mais pas seulement. Je connaissais l’extrême violence et l’extrême perversité du régime des Assad à travers mes amis syriens, des gens qui me sont proches, que j’estime et que je chéris. Le déchaînement contre les aspirations à la liberté m’a tourmentée. Les récits de ceux qui échappaient à la répression aussi.

Avez-vous rencontré César à l’occasion de vos travaux sur les révoltes populaires arabes ?

Je n’ai jamais rencontré César. Je n’y ai même pas pensé. Il est très difficile à contacter, bien sûr. Une de mes amies, la journaliste Garance Le Caisne, l’a rencontré plusieurs fois, elle a écrit un document sur lui et les autres collecteurs de preuves, et il est un des personnages de son dernier documentaire, Les Âmes perdues. C’est un travail essentiel.

« Dans ce roman, il y a aussi, sans doute, beaucoup de mes peurs les plus profondes. »

Gwenaëlle Lenoir

Pour moi, César a été, dès le début, plus que César. Il est celui qui a répondu à une question universelle : “Que ferais-je dans une situation où je dois choisir entre l’humanité et l’inhumanité ?”

Pourquoi avoir effectué ce transfert et ne pas avoir choisi votre propre expérience en tant que reporter pour raconter les violences du régime ? 

L’utilisation de la fiction s’est imposée à moi dès que je suis sortie de la conférence où j’ai entendu parler pour la première fois de César et vu quelques photos. Ma question était : “Comment fait-on pour tenir si longtemps, comment a-t-on ce courage ou cette folie ?” À partir de là, l’utilisation de la première personne ne se discutait même pas. Personne d’extérieur ne peut répondre à ces questions.

César le photographe est devenu quelqu’un d’autre. Il a donné la trame essentielle, la trame première au narrateur de Camera obscura. Il y a dans ce roman et dans ce personnage beaucoup de récits d’amis passés par les expériences extrêmes de la violence d’État, pas forcément en Syrie d’ailleurs ; beaucoup de témoignages lus et entendus, pas seulement de notre époque : celle des récits des génocides, des camps concentrationnaires. Dans ce roman, il y a aussi, sans doute, beaucoup de mes peurs les plus profondes.

Quel est le pouvoir de la littérature par rapport au genre journalistique ?

La littérature permet évidemment une immense liberté que le genre journalistique ne procure pas. La question qui a surgi de ma rencontre avec l’histoire de César ne pouvait pas être traitée par le biais du journalisme. Même si j’avais rencontré César, qu’aurait-il pu me répondre, à la sortie de sa terrible expérience ? Se l’était-il formulé ?

Camera obscura entre dans l’intimité du narrateur, les plis et replis de son esprit et de ses peurs. La précision des scènes, les détails viennent de mon imaginaire. Finalement, c’est moi, et moi seule, qui avais besoin d’écrire ce livre.

Il n’y a pas de référence directe, dans le livre, ni aux différents acteurs ni aux lieux du conflit. Ce choix peut paraître surprenant, si la vocation du livre est d’instruire.

La Syrie n’est que le point de départ. Je ne voulais surtout pas que le lecteur soit enfermé dans l’épisode de la répression de la révolution syrienne ou dans le régime des Assad. Car le questionnement “Que ferais-je ? Comment ferais-je si j’étais confrontée à une telle inhumanité ?” est universel. Ensuite, je décris un régime totalitaire. Il n’y a malheureusement pas que la Syrie des Assad à être de cette nature. Même si elle en est un exemple assez parfait.

Vous évoquiez au début la révolution soudanaise, à laquelle j’ai assisté. Toutes ces révolutions populaires ont des traits communs, dans l’enthousiasme de la population mobilisée, cet élan incroyable de la jeunesse qui s’engage à construire un nouveau pays, plus libre, plus heureux, plus juste, plus fraternel. Les manifestations révolutionnaires qu’évoque le narrateur pourraient se dérouler dans n’importe quelle ville de cette région. Elles se sont déroulées, d’ailleurs. L’écrasement de cet élan a aussi été le fait des mêmes acteurs partout, peu ou prou. Ce sont des régimes fondés sur les mêmes pierres : les services secrets, la politique, les prédateurs économiques.

La question du nom a une place particulière dans le livre, notamment à travers l’identité des disparus. Le premier acte de résistance de César est de porter attention aux noms des défunts. Certains personnages n’ont pas de nom, comme “Moustache frémissante” désigné par cette étrange qualification. Pourquoi ce choix ?

Ces régimes jouent sur la disparition. La disparition d’un proche est pire que sa mort. Le deuil est impossible et le chantage à la preuve de vie omniprésent, de la part des bourreaux. Rendre l’identité aux suppliciés est le premier acte de résistance. La première preuve d’humanité. Parce que c’est rendre sa dignité d’humain au mort et permettre un début d’apaisement à ses proches.

Souvent, et pas seulement dans ces régimes, le surnom permet de dire son mépris. “Moustache frémissante” est quand même franchement ridicule, en plus de servir un régime ignoble. Franchement, j’ai ri toute seule quand j’ai imaginé sa tête. Le surnom est venu comme ça.

Évoquer le quartier adoré, les gâteaux à la fleur d’oranger et les fleurs du printemps était-il un moyen de signifier le décalage entre la volonté de préserver une vie quotidienne et l’horreur vécue ?

Le silence est une condition de survie dans ces régimes. Les mouchards sont partout, aux aguets, le moindre mot divergent peut vous mener au cachot. Mais la vie existe, l’amour, les enfants, les attentions, les joies. Les gens vivent aussi et, pour le narrateur, ces petites choses sont ce qui demeure de sa vie passée, celle d’avant le tourment. Il s’y raccroche, elles sont un moyen pour lui de se rappeler qu’un monde sans folie a existé et existe encore, et qu’il en fait encore partie.

Dans le livre, la violence est silencieuse et les tortures, si elles finissent par être explicites, sont décrites très sobrement. Cette simplicité était-elle un impératif, pour vous ?

Il m’est impossible d’écrire des tortures de façon crue. Impossible de mettre des mots, parce que cela voudrait dire pour moi les voir. J’ai un mode d’écriture très visuel. Je vois ce que j’écris. Je vois les scènes, même si je ne vois pas tous les détails. Quand je parle du tatouage sur le bras de Freddy, je le vois. Quand le narrateur raconte sa peur dans les escaliers qui mènent au sous-sol, je vois les escaliers et les néons, distinctement. Aussi, écrire les supplices et la violence précisément me serait insupportable. Cette violence devient plus explicite au fur et à mesure qu’elle devient plus insupportable au narrateur, parce qu’elle envahit et corrompt tout.

Peut-on également parler de l’ambivalence du personnage principal, tiraillé entre le devoir d’agir, le hasard de son implication et la peur incessante ?

Le narrateur n’est pas le même au début et à la fin du roman. Personne ne peut rester le même face à ces circonstances. Il n’a pas choisi d’être un héros, il a choisi de ne pas continuer à être complice de ce régime et de ses atrocités. Il arrive un moment où il ne peut plus supporter les mensonges.

« Je crois que ce roman […] c’est aussi, paradoxalement, une déclaration d’amour à cette région du monde si blessée et à ses peuples. »

Gwenaëlle Lenoir

Au départ, ce sont davantage les mensonges qui le heurtent, qui heurtent son éducation, sa manière de penser, sa conception de la vie. Mais plus il ouvre les yeux, plus le régime se révèle à lui dans ses aspects les plus insupportables. Il est au cœur de ce régime, dans son cœur le plus noir. Il est normal d’avoir peur : il trahit le monstre. Et il voit que le monstre dévore ses enfants.

J’ai souvent entendu des écrivains dire qu’ils sont pris par leurs personnages. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Il y a eu des moments, au cours de l’écriture, où je ne contrôlais pas le personnage. Le narrateur avait pris son autonomie, il racontait et je tapais sur le clavier de mon ordinateur. J’étais presque étonnée, ensuite, d’avoir écrit le passage en question.

Dans quelle mesure les angoisses du personnage reflètent-elles celles de la population syrienne comme l’insécurité, le traumatisme quant à l’enfermement ou la surveillance constante ?

J’ai envoyé le roman à des amis qui vivent dans des régimes totalitaires, le syrien et d’autres. Ils me diront, peut-être, s’ils se retrouvent dans ces angoisses. J’ose croire que toutes ces années que j’ai passées à travailler dans et sur ces pays terribles – pas seulement la Syrie – m’ont permis de saisir intimement ces peurs et que j’ai réussi, dans Camera obscura, à les rendre, ne serait-ce que petitement.

Je crois que ce roman est aussi un hommage à toutes ces femmes et tous ces hommes que j’ai rencontrés au fil des années, qui m’ont fait confiance, qui m’ont parlé sincèrement et ouvertement. C’est aussi, paradoxalement, une déclaration d’amour à cette région du monde si blessée et à ses peuples. Parce que le courage du narrateur est le leur, parce qu’un jour nous irons à nouveau pique-niquer au bord des rivières, nous partagerons à nouveau des thés en discutant pendant des heures, et l’un d’entre nous se mettra, inévitablement, à déclamer, à voix douce, de la poésie.

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