La saga de George Lucas et Steven Spielberg occupe une place à part dans l’histoire du cinéma. Mais le héros des années 1930, incarné par Harrison Ford, a-t-il toujours un intérêt en 2023 ?
L’avant-première d’Indiana Jones et le Cadran de la destinée a été l’attraction phare du dernier Festival de Cannes. Pourquoi une telle folie ? Parce que le blockbuster de l’été 2023 met en scène un véritable monument qui fait partie du patrimoine du septième art. Un statut ronflant qui s’applique tout aussi bien à ces grands classiques du cinéma que tout le monde connaît de nom, mais que plus personne ne regarde, car ils ne sont plus dans l’air du temps.
De fait, la bande-annonce de ce nouvel opus mêlant aventure et histoire montre un héros arrivé à l’âge de la retraite, perdu dans un monde moderne où il ne trouve plus ses marques, et dont les ennemis du quotidien ne sont plus les nazis, mais les rhumatismes. Pour le dire plus clairement : Indiana Jones est devenu un vieux ringard.
Un archétype daté doublé d’un mauvais archéologue
Pas la peine de vous offusquer, ce n’est pas nouveau : Indy a toujours été légèrement has been. Si la figure du « boomer » est un répulsif à jeunes d’aujourd’hui, le héros des deux boomers que sont George Lucas et Steven Spielberg était déjà dépassé à leur époque. Pur produit de l’Amérique des années 1930, Indy est issu de cette fameuse « greatest generation » qui a certes vaincu la crise économique et le nazisme, mais qui a malgré tout quelques parts d’ombre, comme son rapport aux femmes ou aux peuples colonisés.
Indiana Jones est l’héritier des héros de cette époque, qui ont nourri l’imagination du jeune George Lucas, que ce soit dans ses lectures de pulps (magazines littéraires bon marché) ou durant les visionnages des saturday morning serials (séries de films populaires et familiaux diffusées au cinéma le samedi matin). C’est là que le réalisateur et producteur a découvert les Allan Quatermain et autres Doc Savage qui ont inspiré les héros du cinéma des années 1940-1950, et qui ont plus tard donné naissance au Professeur Jones.
Être moderne et tendance ne fait donc clairement pas partie de l’ADN d’Indy. Et pourtant, aujourd’hui encore, il fascine le public. En témoigne l’exaspération des archéologues qui n’en peuvent plus d’être comparés avec celui qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec eux. « On passe souvent un mauvais moment à parler d’Indiana Jones, parce qu’on sait qu’on va décevoir la personne en face de nous », confirme Clothilde Chamussy, archéologue et vidéaste sur la chaîne YouTube Passé Sauvage. Alors, elle préfère prévenir ses interlocuteurs en amont : non, elle n’est pas devenue archéologue après avoir vu les aventures d’Indy, et non, elle ne se trimballe pas avec un fouet et une « tenue d’aventurière » que certains lui demandent de porter parfois pour rendre ses interviews plus spectaculaires. « C’est ça tout le temps avec Indiana Jones. Ça a tellement véhiculé de fantasmes que certains ne veulent pas en démordre et restent attachés à la fiction. »
Pourtant, elle l’assure : « Le personnage ne correspond en rien à un archéologue. » Déjà, il n’a pas l’uniforme adéquat : « Notre outil premier, c’est la pioche. Nous ne faisons rien avec un lasso, car on ne va pas chasser des bestioles. On va fouiller la terre et descendre couche par couche. Et on n’a pas non plus de veste en cuir. C’est lourd et ça tient chaud, alors que les archéologues sont des gens accroupis toute la journée sous le cagnard, donc il faut des choses légères. » Ensuite, la démarche d’un professionnel n’a rien en commun avec celle du professeur fictif, qui se rapproche plus d’un chasseur de trésor que d’un scientifique.
Comme l’explique Clothilde Chamussy : « Notre travail ne consiste pas à prélever un objet, mais à documenter tout ce qui entoure l’objet. Ça consiste vraiment à étudier la vie des humains sous toutes ses facettes à partir des vestiges enfouis sous la terre. » Voilà pourquoi la jeune femme ne considère pas Indiana Jones comme un confrère. Elle le voit, au mieux, comme « un mélange daté d’un ethnologue, d’un antiquaire et d’un chasseur de trésor. Pour moi, les films Indiana Jones apparaissent comme des James Bond ou des Mission: impossible et l’archéologie est simplement un prétexte pour faire un film d’aventures. »
Le plus vieux des héros modernes ?
La référence à James Bond ferait sans doute plaisir à Steven Spielberg, qui n’a jamais eu l’intention de produire un documentaire sur l’archéologie, mais qui rêvait bien de tourner la suite des aventures de 007. Finalement, ses échanges avec Georges Lucas lui ont permis de créer une autre icône du cinéma, même si, au début, les studios n’y croyaient pas. Ce héros, venu d’un genre révolu, n’emballait guère les décideurs qui refusaient d’investir les sommes réclamées par un Lucas pourtant auréolé du succès de Star Wars… Auquel ils n’avaient pas plus cru d’ailleurs.
« Indiana Jones n’était pas un cas isolé, ça été compliqué pour pas mal de films à cette époque », raconte Romain Dasnoy, auteur d’Indiana Jones : explorateur des temps passés. « Mais ceux qui se sont faits ont souvent eu du succès et ont prouvé que ces films de renouveau avaient la possibilité de réunir les gens. »
La saga de l’archéologue reste en effet à ce jour l’un des plus grands succès de la Paramount, qui a eu l’intelligence de miser sur le duo créatif qui a révolutionné l’industrie du cinéma dans les années 1980. « Ça a donné raison à Lucas, Spielberg et une nouvelle génération de réalisateurs qui avaient compris ce que le public voulait et comment le faire. » Certes, cela reposait sur de « vieilles recettes » faites de « grandes figures d’aventuriers un peu désuètes issues de l’imagerie des années 1950-1960 aux États-Unis », mais le personnage campé par Harrison Ford ne se limite pas à ça.
Dans les années 1980, il s’est imposé comme l’idéal du héros du début du XXe siècle, doté d’un petit plus capable de séduire tous les membres d’une famille : l’humour. « Quand Indiana Jones arrive, il adhère tellement à la définition du héros intemporel qu’il plaît instantanément au public, parce que c’est un héros assez simple dans sa définition. Et, à côté de ça, il a une très grande forme de modernité parce qu’il est drôle, avec quand même quelques petits défauts qui lui apportent une dimension comique qui humanise le personnage. Grâce à ça, les gens vont pouvoir s’identifier à lui. »
Cette formule trouvée par Lucas et mise en valeur par l’esthétique de Spielberg sera copiée – mais rarement égalée – par les successeurs d’Indy, qu’ils évoluent dans le même registre – comme les héros d’À la poursuite du diamant vert et La Momie – ou dans des genres apparemment radicalement différents comme celui des super-héros.
Si Indiana Jones a emprunté certains des pires aspects de ses modèles, comme son côté « sauveur blanc » ou sa relation abusive avec les femmes, dénoncée dès la sortie du Temple Maudit (et pour cause : attraper une femme au lasso pour l’embrasser de force envoie plus sûrement au tribunal qu’à la tête du box-office). Il a aussi su apporter une forme de modernité à l’archétype héroïque du cinéma qui a durablement marqué les esprits. Et cela a perduré même lorsque l’actualité liée à la franchise était quasi-inexistante.
Romain Dasnoy observe ainsi que « dans tous les sondages faits pendant 40 ans aux États-Unis, il est toujours resté le héros qui arrivait en premier dans le cœur des gens. C’est quelque chose de factuel que l’on a du mal à expliquer. » Malgré le relatif désamour des fans pour le quatrième épisode de la saga, mettant en scène un Harrison Ford vieillissant, il y a toutes les chances pour que le public réponde toujours présent pour ce cinquième rendez-vous avez l’homme au fédora.
Bien sûr qu’il aura pris encore quelques rides et qu’il restera un homme du début du XXe siècle, mais son retour en 2023 marquera sans doute l’histoire du cinéma. En tout cas, Romain Dasnoy veut y croire : « Même si ça reste symbolique, je pense que ce film va parler de notre période qui va voir tant de transitions, de la même manière que le premier a fait partie d’une grande transition à la fin des années 1970-1980, avec l’accession au pouvoir de tous ces grands cinéastes : les Lucas, Spielberg, Scorsese, Coppola, Ridley Scott, qui comptent aujourd’hui parmi les plus puissants d’Hollywood et qui sont en train de passer la main. »
Alors, la place d’Indiana Jones est-elle dans un musée ? Définitivement oui. Mais pas relégué aux archives, plutôt exposé telle une Mona Lisa des blockbusters.