Entretien

Ira Sachs pour Passages : “Si je n’avais pas été réalisateur, j’aurais été psychanalyste”

24 juin 2023
Par Lisa Muratore
Adèle Exarchopoulos et Franz Rogowski dans “Passages”.
Adèle Exarchopoulos et Franz Rogowski dans “Passages”. ©SBS Distribution

Invité d’honneur du Champs-Élysées Festival, Ira Sachs était à Paris afin de présenter Passages, son nouveau film avec Franz Rogowski, Ben Wishaw et Adèle Exarchopoulos. À cette occasion, L’Éclaireur est allé à la rencontre du cinéaste américain.

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour Passages ? 

J’ai vu un film de Visconti qui s’appelle L’Innocente (1976), c’est son dernier film. J’ai ressenti quelque chose en le regardant vis-à-vis du personnage de Giuliana Hermill, incarnée à l’écran par Laura Antonelli. J’ai éprouvé beaucoup de désir pour elle et, en tant qu’homme homosexuel, j’ai été étonné de ressentir cela pour une femme ; cette possibilité de désir. J’ai réalisé qu’en un instant tout pouvait changer, et on ne sait jamais vers quoi vont nous mener nos actions, notre vie, nos désirs, ou même nos rêves érotiques. Ce changement m’a beaucoup intéressé, ce passage justement, qui peut bouleverser notre vie. 

Bande-annonce de L’Innocente de Visconti.

C’était une des inspirations, mais ce qui est intéressant aussi dans le film, c’est que je viens d’une certaine génération, tandis que les acteurs qui jouent dedans sont d’une autre époque. Les questions d’identité n’existent pas pour eux, car on est plus ouverts sur ce genre de problématique aujourd’hui. Toutes ces questions disparaissent dans le long-métrage, mais il fallait questionner cette possibilité. Finalement, je me suis toujours dit que ça pouvait arriver ; qu’un homme homosexuel puisse éprouver de l’amour et du désir pour une femme, comme Tomas dans le film.

Pourquoi Passages est si unique dans votre filmographie ? 

Je pense que ce qui est unique dans le film, c’est qu’il n’y a aucun sentiment de honte dans la représentation des images, dans la mise en scène ou dans le récit. Dans mes précédents films, et notamment dans Love is Strange (2014) – sur un couple d’hommes plus âgés qui perd sa maison –, il s’agit de la possibilité de l’amour, mais il est question aussi du conflit d’identité de ces hommes. Avec Passages, rien de tout cela n’existe, et cela me donne l’impression que c’est quelque chose de différent.

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Tomas et Martin sont un couple gay, mais ce n’est pas le sujet du film, la question de l’orientation sexuelle n’a pas sa place ici. Que pensez-vous de la représentation de la communauté homosexuelle aujourd’hui au cinéma ? 

Cela va peut-être vous surprendre, mais j’ai tendance à remarquer que les reconstitutions de cinéma personnel et les films qui représentent directement la vie et les expériences du cinéaste disparaissent. Vous pensiez à du progrès, finalement je parle de régression.

Dans les séries et la télévision, on voit de plus en plus de couples gays et de personnages queers, mais dans le cinéma, c’est différent. Je dis cela, car la création de ces histoires autour de la communauté homosexuelle n’est pas vraiment soutenue par la culture de l’industrie. On pense que les choses ont changé, mais en fait pas vraiment, parce que si l’on regarde l’histoire des cinéastes gays, des cinéastes lesbiennes et des cinéastes queer, ce qu’on voit, c’est que beaucoup de gens qui, pour maintenir cette production, ont dû s’éloigner de leurs histoires les plus personnelles.

« Pour Passages, nous avons beaucoup réfléchi à l’image du loup déguisé en mouton. »

Ira Sachs

Tomas (Franz Rogowski) est le personnage principal du film. Il est très ambivalent. Que pouvez-vous nous dire sur cette forte personnalité ?

Avec Franz, nous avons beaucoup parlé de Tomas au moment de la préparation du film. Nous avons notamment pris James Cagney comme source d’inspiration cinématographique durant le tournage, car il avait tendance à incarner de mauvaises personnes de la manière la plus merveilleuse et la plus agréable qui soit. Je pense qu’il y a une longue histoire de l’anti-héros au cinéma. Nous avons aussi beaucoup réfléchi à l’image du loup déguisé en mouton.

À un moment donné du tournage, en observant Franz et en pensant à moi, je me suis dit qu’on pouvait inverser l’image, que Tomas – et donc moi – était aussi un mouton déguisé en loup. Je pense que cette image définit vraiment la personnalité de Tomas.

Vous reconnaissez-vous dans le personnage de Tomas ?

Bien sûr ! Pas de manière autobiographique, mais, d’une certaine manière, mes actions sont en conflit avec mes convictions.

« Adèle Exarchopoulos a quelque chose de très terre à terre, mais elle a aussi l’aura d’une déesse. »

Ira Sachs

Comment avez-vous composé votre casting ?

Je les ai choisis chacun individuellement en fonction de la texture de leur travail cinématographique. J’ai écrit le film pour Franz Rogowski, car je l’avais vu dans Happy End (2017) de Michael Haneke, dans lequel il jouait le fils d’Isabelle Huppert. Je me souviens d’une scène de karaoké dans laquelle il chante Champagne de Sia. Dans cette scène, il brûle l’écran ; j’étais très excité – et ce n’est pas un mot que je choisis au hasard – par sa performance. Je voulais vraiment travailler avec lui pour sa présence cinématographique.

Concernant Adèle Exarchopoulos, je l’avais repérée dans le film Sibyl (2019). C’était vraiment comme si je ressentais une familiarité avec elle. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle est à la fois très terre à terre, mais elle a aussi l’aura d’une déesse. Il y a cette tension entre l’autre monde et le quotidien. Enfin, s’agissant de Ben Wishaw, je l’avais vu il y a des années dans un film intitulé I’m Not There (2007), où il jouait l’un des nombreux Bob Dylan. Il a cette capacité à disparaître, et pourtant à être comme un couteau.

Ben Wishaw et Adèle Exarchopoulos dans Passages. ©SBS Distribution

Dans Passages, vous tournez avec Adèle Exarchopoulos. Avant cela, vous avez dirigé Isabelle Huppert dans Frankie (2019). Qu’est-ce qui vous plaît tant chez les actrices françaises ?

Dans ce film, il y a eu tellement de conversations à propos de Sandrine Bonnaire… Elle était comme une lumière pour moi pendant le tournage. On y fait constamment référence. Ça poursuit cet attachement que j’ai pour les actrices françaises, car elles sont entourées d’un certain réalisme qui est unique. C’est une sorte de cinéma où l’acteur et le personnage ne font qu’un. Vous basculez souvent entre ces deux choses. C’est une performance frappante dans laquelle il semble y avoir très peu de travail.

Pourquoi avez-vous choisi Paris comme décor pour Passages ?

C’est l’une des rares villes au monde où j’ai eu un large éventail d’expériences. J’ai connu des relations amoureuses ici. J’ai connu des ruptures ici. J’ai fait l’amour ici. J’ai pleuré ici. C’est une ville très romantique, selon moi.

Pendant les scènes d’amour et de sexe, vous montrez vos personnages de dos et ils cachent la personne avec qui ils sont dans le lit. On sent que c’est intentionnel dans votre mise en scène. Pourquoi ce choix ?

C’est très astucieux, non ? C’est une façon de cacher ce que l’on ne montre pas. Je pense qu’il y a, d’une part, des limites que les acteurs me présentent et que je ne franchis jamais. Il y a donc des parties du corps et des choses qui ne peuvent pas être montrées. Vous n’êtes pas en train de créer l’acte. Il faut donc cacher certaines choses.

D’autre part, c’est une stratégie scénique, car le public est dans la salle, mais pas dans l’acte. L’exclusion fait partie de la croyance, et ça fait aussi partie de l’observation de ce qui se passe entre les deux personnes. Vous n’êtes pas là, mais vous êtes là, parce que vous êtes dans la pièce. Vous ne pouvez pas tout voir, car ces deux personnes sont connectées d’une manière qui vous exclut.

Ben Wishaw et Franz Rogowski dans Passages. ©SBS Distribution

Comment décririez-vous votre univers cinématographique ?

Je dirais que mes films analysent l’amour et la famille comme des choses qui ne sont pas simples, peut-être même comme les choses les plus complexes et difficiles.

Pourquoi l’amour et la famille vous fascinent-t-ils tant ?

Je m’intéresse aux détails de l’expérience de façon dégressive. Je pense que si je n’avais pas été réalisateur, j’aurais été psychanalyste. Ça doit avoir un lien avec le voyeurisme. Le psychanalyste est un merveilleux voyeur. C’est aussi un révélateur de vérité… comme le cinéaste, après tout !

Bande-annonce de Passages d’Ira Sachs.

Passages, d’Ira Sachs, avec Franz Rogowski, Ben Wishaw et Adèle Exarchopoulous, 1h31, en salle le 28 juin 2023.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste