Critique

Rien à foutre : la malédiction de Cassandre

02 mars 2022
Par Lisa Muratore
Adèle Exarchopoulos incarne Cassandre dans “Rien à foutre”.
Adèle Exarchopoulos incarne Cassandre dans “Rien à foutre”. ©Condor distribution

Dans leur nouveau film, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre filment le parcours initiatique d’une touchante je-m’en-foutiste. Une création expérimentale profonde, portée par Adèle Exarchopoulos.

L’idée de Rien à foutre est née d’une double image. D’abord, celle d’une hôtesse de l’air visiblement malheureuse au fond de sa cabine. Puis, celle de son plus beau sourire, qu’elle n’a pas le choix d’afficher alors que le ding de l’appareil retentit. C’est le décalage qui a frappé Emmanuel Marre, témoin de la scène, et c’est pourquoi il s’en est servi comme point de départ du film qu’il coréalise avec Julie Lecoustre. Présenté à la Semaine de la Critique durant le Festival de Cannes 2021, le long-métrage s’est fait remarquer sur la croisette en remportant le Prix Fondation Gan à la Diffusion.

Pour se glisser dans la peau du personnage principal, le tandem de cinéastes a fait appel à Adèle Exarchopoulos. L’actrice récemment nommée aux Césars 2022 pour Mandibules (Quentin Dupieux, 2021) incarne Cassandre, une jeune femme insouciante qui travaille dans une compagnie aérienne low cost. Bien qu’elle ne soit pas ambitieuse, la pression de son travail ainsi que ses propres traumatismes vont finalement la forcer à évoluer et à se reconnecter avec ceux qu’elle a laissés au sol.

La solitude moderne, nouvelle malédiction de Cassandre

Tant par sa mise en scène que dans sa manière de traiter la solitude, Rien à foutre est un film inédit. En dressant le portrait de Cassandre, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre plongent en effet dans les délicates coulisses du métier d’hôtesse de l’air, tout en ouvrant un hublot sur la vie de leur personnage principal, si difficile à déchiffrer au premier abord.

Derrière le sourire superficiel de Cassandre se dessine une détresse. Elle enchaîne les soirées arrosées, multiplie les coups d’un soir, ne vit qu’à travers les réseaux sociaux – sur lesquels elle scrute la vie des hôtesses de l’air des compagnies aériennes luxueuses – et ne peut compter que sur son pseudo Tinder, Carpe Diem, pour espérer un contact charnel.

À travers le comportement de leur personnage principal, les cinéastes approchent ainsi cette solitude 2.0, en soulignant ses mécanismes les plus grotesques et les plus violents. Derrière le masque enjoué au travail ou celui de l’avatar sur Internet, tout apparaît alors optimisé, certes, mais surtout déshumanisé.

À travers le personnage de Cassandre, Rien à foutre filme les coulisses des compagnies low cost.©Condor distribution

Décollage réussi pour Adèle Exarchopoulos

Et Cassandre représente à la fois l’optimisation et la déshumanisation. D’abord, dans le détachement déconcertant avec lequel elle aborde la mort de sa mère au début du film ; jusqu’à ce que plusieurs situations forcent le personnage d’Adèle Exarchopoulos à faire face à son deuil et à son isolement. Au moyen d’une caractérisation aussi travaillée que mouvante, l’actrice révélée par La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013) parvient à nous embarquer dans son parcours initiatique.

Confier ce rôle à Adèle Exarchopoulos est d’ailleurs un pari réussi pour les réalisateurs. S’ils souhaitaient à l’origine travailler avec une hôtesse de l’air professionnelle, leur rencontre avec la comédienne a tout changé : elle s’est jetée dans l’aventure avec appétit et goût du risque. Entre frustration et sensibilité, l’interprète de Cassandre parvient ainsi à étonner aussi bien qu’à séduire et à émouvoir. On ne voit plus alors la star française qui excelle autant dans le drame que dans la comédie, mais une prestation dans laquelle elle se dépasse pour faire apparaître le tiraillement inédit de son personnage.

Adèle Exarchopoulos offre une interprétation vibrante dans Rien à foutre.©Condor distribution

Un film social, mais pas que…

Cette bataille avec elle-même se dessine notamment sur son visage – souvent au centre de focus resserrés. À travers ces gros plans, on devine toute la violence du long-métrage à laquelle Cassandre et le spectateur sont confrontés. Dans Rien à foutre, la brutalité est en effet aussi intangible que choquante. On le voit dans le comportement destructeur de Cassandre, dans sa douleur intime qui ressurgit subtilement par instants, mais aussi dans l’attitude de la société envers elle. On découvre ainsi une nouvelle facette du métier d’hôtesse de l’air – habituellement fantasmé – alors qu’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre filment en arrière-plan les coulisses des compagnies low cost, la pression sociale, ainsi que les conditions de travail.

Pourtant, le long-métrage ne saurait être réduit à un film de métier : l’épopée vécue par son héroïne et sa mise en scène proche du documentaire en font davantage un film expérimental. Nourri par une densité de plans et une improvisation quasi constante, Rien à foutre s’affranchit brillamment des normes narratives traditionnelles ; mais n’en reste pas moins construit, le récit en deux temps permettant de comprendre l’environnement de Cassandre et sa libération.

Sans jamais tomber dans le pathétique, le film s’autorise aussi des moments tendres d’humour. L’intelligence de Rien à foutre repose ainsi sur le mélange des genres, entre le drame et la légèreté, qui permet de rendre le propos moins oppressant. Si la mise en scène peut parfois paraître frustrante, elle est finalement à l’image de Cassandre dans ce conte social : pleine de mélancolie, d’humanité et d’espoir pour la prochaine escale de sa vie.

Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier et Mara Taquin, 1h52. En salle le 2 mars 2022.

Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste
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