Souvent méconnue, injustement sous-estimée en France, la littérature indienne est depuis des décennies pourvoyeuses de livres merveilleux qui figurent en bonne place au panthéon des chefs-d’œuvre mondiaux.
La parution il y a quelques semaines du thriller trash et fulgurant Age of Vice de l’Indienne Deepti Kapoor, révélation d’une jeune romancière dotée d’un immense talent, nous a donné envie de mettre la lumière sur les chefs-d’œuvre cultes du roman indien. Tour d’horizon d’une littérature riche et fascinante en cinq petites madeleines.
Un mot sur Age of Vice, tout de même, sublime récit choral où s’entremêlent trois destins. Celui de Sunny Wadia, héritier ambitieux d’une riche famille mafieuse qui se prépare à faire la guerre à son père ; celui de son bras droit, Ajay, un jeune esclave vendu par sa famille qui a gravi un à un tous les échelons du crime ; et celui de Néda Kapur, une journaliste d’investigation qui tente de survivre dans ce monde impitoyable. Thriller épique, brutal, mené à 200 à l’heure, ce grand roman de l’Inde contemporaine crame au lance-flammes la corruption politique et morale d’une société qui a perdu la tête.
Age of Vice, de Deepti Kapoor, Robert Laffont, 592 p., 24 €.
1 Salman Rushdie, Les Enfants de minuit
Dans ce récit enivrant de plus de 800 pages, couronné à sa sortie, en 1981, du Man Booker Prize, le plus prestigieux prix littéraire en langue anglaise, Salman Rushdie retrace le destin chaotique et follement romanesque de Saleem Sinaï, né à minuit pile, le 15 août 1947, aux premières lueurs de l’indépendance indienne. Comme plusieurs centaines d’autres nouveaux-nés, ils compte parmi les premiers enfants de la nouvelle Inde. Leur existence tout entière sera guidée par un souffle mystique, un souffle de liberté.
Salman Rushdie remonte à la source d’une famille dont la vie est intimement liée à la destinée de son pays. On remonte le temps et les générations, on croise une galerie de personnages tous plus inoubliables les uns que les autres. Disputes familiales, aventures amoureuses, maladies terribles, guérisons miraculeuses, injustices sociales : les splendeurs et misères de l’histoire de l’Inde se percutent dans un éblouissant tourbillon romanesque qui convoque le réalisme magique d’un Gabriel García Márquez. Haletant, drôle, impitoyable avec une société qui l’est tout autant, Les Enfants de minuit est autant un roman picaresque qu’un brûlot politique. C’est surtout un des monuments de la littérature mondiale.
Les Enfants de minuit, de Salman Rushdie, Folio, 2010, 816 p., 12,90 €.
2 Rohinton Mistry, L’Équilibre du monde
Né à Bombay, Rohinton Mistry a passé la plus grande partie de sa vie hors de son pays natal. Immigré au Canada à 23 ans, il n’a pourtant cessé de raconter dans ses livres les paradoxes de l’Inde contemporaine, berceau d’une culture aux innombrables richesses, mais lieu de souffrances et d’injustices sans pareille. Révélé dès son premier roman, Un si long voyage, récit dévastateur de la descente aux enfers d’un employé de banque modèle, bon père de famille et honnête citoyen pris au piège d’une insupportable machine kafkaïenne, c’est surtout avec L’Équilibre du monde, en 1995, qu’il accède à la gloire littéraire.
À la manière d’un Dickens dans les faubourgs du Londres du XIXe siècle, Rohinton Mistry nous plonge dans l’Inde des années 1970. Au cœur de ces quartiers qui accueillent les castes les plus populaires, on part à la rencontre du petit peuple qui compose cette flamboyante cour des miracles. Dina, une jeune fille qui a vu son avenir s’assombrir après les morts successives de son père et de son mari ; Ishvar et Om, un oncle et son neveu, des Intouchables issus de la caste des cordonniers ; Maneck, un parsi venu étudier en ville : on suit la destinée de quatre personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer.
Avec une précision clinique, Rohinton Mistry dissèque les rouages de la société indienne. Observation au microscope des conditions de vie odieuses des plus démunis, son roman est une Comédie humaine déchirante aux forts accents naturalistes. C’est aussi le récit drôle et bouleversant de l’infatigable solidarité des êtres. Comme si à la noirceur des sociétés s’opposait sans cesse la lumière des humains, dans un périlleux équilibre du monde.
L’Équilibre du monde, de Rohinton Mistry, Le Livre de Poche, 2001, 890 p., 9,90 €.
3 Arundati Rhoy, Le Dieu des petits riens
Autre décennie, autre Man Booker Prize pour la littérature indienne. En 1997, une jeune scénariste inconnue du public, Arundhati Roy, reçoit cette récompense pour son premier roman, une œuvre tragique, déchirante, mâtinée d’autobiographie. La région du Kerala en Inde a des airs de paradis pour Ammu, une jeune mère qui élève seule ses jumeaux, Estha, un garçon, et Rahel, une fille. Elle y a trouvé refuge après avoir été abandonnée par son mari et mène une existence haute en couleur dans le giron familial, auprès d’une grand-mère forte en gueule, d’un oncle marxiste qui a laissé femme et enfants en Angleterre et d’une grand-tante mystique et inquiétante. Elle goûte même de nouveau à l’amour dans les bras de Velutha. Mais un drame fait basculer cet équilibre précaire. Lors d’une visite en Inde, leur cousine anglaise trouve la mort dans des conditions mystérieuses et sa disparition précipite la vie familiale dans le chaos.
Des images plein la tête, Arundhati Roy déambule dans les vestiges de sa mémoire. Avec une vitalité éblouissante, elle mêle ses souvenirs à la puissance de la fiction. Si l’histoire nous est contée à travers la voix d’une Rahel plus âgée qui retourne sur les terres de l’enfance pour enfin retrouver son frère, c’est pour mieux jouer avec les flashbacks. Entre passé et présent, le récit virevolte et dévoile peu à peu les secrets d’un drame annoncé. Sensuel et chaleureux récit d’apprentissage, Le Dieu des petits riens se mue alors progressivement en fresque corrosive, un long chant de souffrance qui hurle contre le système des castes et l’impitoyable machine à broyer les femmes qu’est encore et toujours la société indienne.
Le Dieu des petits riens, Arundhati Roy, Folio, 2000, 448 p., 9,70 €.
4 Amitav Ghosh, Le Pays des marées
On aurait pu choisir au moins trois ou quatre autres livres pour évoquer la puissance hypnotique de la plume d’Amitav Ghosh. Conteur hors pair, fortement inspiré par les récits traditionnels de son pays, il offre une littérature exotique, déroutante, envoûtante. Les Feux de Bengale, son premier roman, prix Médicis Étranger en 1990, s’apparente à un Conte des mille et une nuits indien ; Lignes d’ombre nous donne à vivre le déchirement de l’exil ; La Trilogie de l’Ibis raconte l’odyssée des coolies, ces anciens esclaves partis de Calcutta pour tenter leur chance ailleurs… Autant de grands livres magiques qui fascinent par leur atmosphère enivrante mais qui sont aussi des dédales complexes, difficiles à appréhender.
Paru en 2006, Le Pays des marées est sans doute le roman le plus accessible d’Amitav Ghosh. Le plus haletant aussi. Dans le décor mystique des Sundarbans, une région marécageuse à la frontière de l’Inde et du Bangladesh, où le Gange et le Brahmapoutre rencontrent l’océan Indien, Kanai, un homme d’affaire de Calcutta qui se rend chez sa vieille tante, croise la route d’une cétologue américaine, qui, aidée de Fokir, un pêcheur local, essaie de trouver la trace des légendaires dauphins d’eau douce. Progressivement, la quête familiale de l’un va s’entremêler avec la quête scientifique de l’autre et on embarque pour une aventure spirituelle et un récit initiatique hors du commun.
Le Pays des marées, d’Amitav Ghosh, 10/18, 2008, 480 p..
5 Gregory David Roberts, Shantaram
Cruel paradoxe, l’un des livres les plus célèbres jamais écrits sur l’Inde contemporaine est l’œuvre d’un malfrat australien. Shantaram est l’œuvre culte par excellence, parce que c’est le roman d’une vie. Sur plus de 1 000 pages, Gregory David Roberts mêle histoires vécues et scènes imaginées, raconte son existence hors du commun et la saupoudre de passages romancés sans qu’on ne sache jamais réellement distinguer le faux du vrai. Ancien héroïnomane, arrêté après plusieurs braquages de banque et accusé de grand banditisme, il est incarcéré pour une peine de 19 ans à la prison de Pentridge, près de Melbourne, mais parvient à s’enfuir en 1980 et trouve refuge en Inde, à Bombay, où il vit pendant dix ans.
Shantaram retrace cette décennie passée à fuir les autorités et à sans cesse se réinventer. Dans une ville grouillante, où se côtoient prostituées et religieux, soldats et acteurs, mendiants et gangsters, il va tour à tour endosser le costume de Robin des Bois, protecteur des pauvres ou mafieux sanguinaire, il va tomber fou amoureux de la belle et dangereuse Karla, il va croiser Prabaker, son fidèle compagnon de route, et tomber sous la coupe de Khader Khan, un mentor autant qu’un gourou.
Récit dantesque mené tambour battant, Shantaram est une célébration savoureuse de ce qui fait toute la beauté des romans d’aventure. Péripéties, rebondissements, trahisons, vengeance, amour et mort : il y a du Dumas dans cette folle épopée. Tant et si bien qu’on a du mal à se dire que tout cela ait réellement pu arriver.
Shantaram, de Gregory David Roberts, J’ai Lu, 2017, 1 088 p., 17 €.