Tragédie de l’existence écrite par Anton Tchekhov comme des « scènes de la vie à la campagne, en quatre actes », Oncle Vania investit l’Odéon – Théâtre de l’Europe, sous la houlette du metteur en scène bulgare Galin Stoev.
Hasard du calendrier, Oncle Vania d’Anton Tchekhov succède aux Frères Karamazov d’après le roman de Fédor Dostoïevski, à l’affiche de l’Odéon – Théâtre de l’Europe. Cette nouvelle création un brin déroutante, mais parfois passionnante, est signée Galin Stoev. Le metteur en scène bulgare a choisi de situer l’action dans un unique décor laid, une sorte de hangar désaffecté dans lequel sont entreposés des bagages et des cartons, et où se baladent des poules. Rappelons-le, l’histoire se passe à la campagne et plonge le spectateur dans la demeure d’une famille russe en crise – et dans la fragilité de notre humanité.
Un huis clos explosif
Le patriarche de la famille, Sérébriakov, un universitaire renommé et narcissique, vient prendre sa retraite dans le domaine familial. Séducteur notoire, il a pour seconde épouse Elena, une amie de Vania qui en attendait plus, mais la jeune femme très convoitée se sent davantage attirée, sans réellement se l’avouer, par Astrov, un médecin de campagne venu soigner la goutte de son mari, et elle n’est pas la seule. Sonia, sa belle-fille, est, elle, tout à fait consciente de l’amour qu’elle porte à ce brillant et sensible scientifique. Cette situation alambiquée devient, au fil du récit, explosive. Mais dès le début, le ton est donné lorsqu’Elena s’exclame presque avec joie : « Le temps est bon, le ciel est bleu… Il fait frais », à quoi Vania répond : « On ne peut pas trouver mieux comme temps pour se pendre. »
Au premier abord nonchalant, mais finalement totalement aigri, Vania ne peut s’empêcher de penser que Sérébriakov, qu’il admirait tant, est un imposteur venu semer le trouble dans cette propriété paisible où s’installe une atmosphère orageuse. Tout le monde vaquait tranquillement à ses occupations, mais, ouvrant la porte à la réflexion, l’oisiveté du couple menace l’équilibre. Le mal-être apparaît au grand jour.
Une nouvelle traduction plus francophone
Fan de Tchekhov, Galin Stoev adapte pour la seconde fois une pièce de son idole, après avoir mis en scène La Mouette en Bulgarie en 2004. Pour Oncle Vania, le metteur en scène a écrit une nouvelle traduction de l’œuvre sans dénaturer la musicalité du texte. Son objectif n’était pas de moderniser le langage et encore moins le propos, mais de replacer certains éléments dans un contexte francophone. C’est ainsi que Sérébriakov parvient à déclamer avec un sourire en coin : « Je suis venu vous dire que je m’en vais. »
De l’humour, cette version n’en manque pas. Il surgit parfois involontairement, notamment quand les poules attirent l’attention plus que nécessaire. Légèrement déstabilisés, les acteurs leur adressent un « chut » teinté d’espièglerie, sous l’œil amusé des spectateurs.
Un futur proche dystopique
À l’aide du scénographe Alban Ho Van, Galin Stoev a choisi de replacer l’action dans un futur proche et dystopique. Cette époque évoque une menace climatique qui pousse les personnages à se rassembler non pas dans une belle maison de campagne comme le veut la version originelle, mais dans une salle d’attente qui ressemble davantage à un hangar désaffecté fait de murs beiges et sales. Il y règne un sacré bazar constitué de pneus, de cartons et d’un piano mécanique. Le metteur en scène voit, en ce décor d’une laideur certaine, une valeur symbolique : « Comme une sorte de point de suspension entre ce qu’on a laissé derrière soi et ce que l’on va affronter. »
Une dimension écologique
En rapport avec la dimension écologique de la pièce pourtant écrite il y plus de 120 ans, ce décor a été imaginé dans le but de réduire l’empreinte carbone de la production. Le scénographe, Alban Ho Van a donc été missionné pour le créer à partir d’éléments existants… Mais on ne va pas à l’Odéon – Théâtre de l’Europe pour voir un décor fait de bouts de ficelles.
La démarche reste louable, d’autant qu’Oncle Vania est l’une des toutes premières pièces à traiter de la question de l’écologie de manière aussi directe et engagée, à travers notamment le personnage d’Astrov, incarné par l’excellent Cyril Gueï (à l’affiche récemment de La Ménagerie de verre). En effet, dans un monologue poignant et d’actualité, il met en évidence la bêtise de l’humain, qui ne cesse de détruire les forêts pour se chauffer sans penser à demain.
Un casting hors pair
Au milieu de ce décor immonde, mais donc justifié, survient parfois la magie grâce à des comédiens excellents, avec une mention spéciale pour Suliane Brahim, sociétaire de la Comédie-Française, dans le rôle d’Elena, et Marie Razafindrakoto dans celui de Sonia. De par leur jeu expressif, mais tout en nuances, les actrices subliment une longue scène dans laquelle Sonia avoue à Elena son amour pour Astrov, alors que quelques minutes auparavant, Elena s’adressait au public pour lui dire qu’elle pourrait bien se laisser tenter par ce même jeune médecin charismatique.
La mariée propose malgré tout à sa belle-fille de mener l’enquête et de voir si l’homme est intéressé, mais Sonia doute : « Je préfère l’incertitude, il y a une lueur d’espoir. » De l’incertitude, il y en a de moins en moins au fil du temps, les masques tombent. Les frustrations émotionnelles, intellectuelles et sexuelles ont fait oublier aux personnages l’essentiel : la vie est courte !
Oncle Vania, du 2 au 26 février à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, à partir de 44 €.