Dans ce premier film poignant salué dans de nombreux festivals et cercles de critiques à travers le monde, la réalisatrice britannique Charlotte Wells convoque le souvenir morcelé de son père – incarné par un Paul Mescal déchirant, en lice pour l’Oscar du meilleur acteur – le temps d’un été en Turquie exhumé par les enregistrements d’une petite caméra DV.
Si Aftersun n’a d’américain que sa production – grâce notamment au trio de producteurs derrière le triomphe de Moonlight de Barry Jenkins (Oscar du meilleur film en 2017, d’abord attribué par erreur à La La Land de Damien Chazelle) –, cela n’a pas empêché sa réalisatrice et scénariste, Charlotte Wells, 35 ans, de remporter haut la main le Grand Prix du jury lors du Festival du film américain de Deauville en septembre dernier, ce après s’être vue décerner le prix French Touch par le jury de la Semaine de la critique lors du 75e Festival de Cannes.
Initialement promis à une distribution sur les petits écrans, le film a finalement atterri dans les salles françaises suite à un accord entre la plateforme MUBI et Condor Distribution.
La révélation Mescal
Installée à New York, la cinéaste écossaise s’offre donc un premier long-métrage d’inspiration autobiographique charriant le souvenir de son père à travers les yeux de Sophie, adolescente de 11 ans profitant de ses vacances d’été dans un modeste club de vacances de la côte turque aux côtés de son père, Calum, interprété par l’acteur irlandais Paul Mescal, récemment nommé à l’Oscar du meilleur acteur.
Mescal est cette fois-ci sur le devant de la scène après avoir tenu un petit rôle dans le premier long-métrage de Maggie Gyllenhaal – The Lost Daughter (Netflix, 2021) –, qui se déroulait d’ailleurs dans un décor sensiblement identique (une petite île grecque et ses plages paradisiaques). Paul Mescal, révélation de la série irlandaise Normal People (2020), sera prochainement à l’affiche de Carmen, premier film – décidément – du chorégraphe Benjamin Millepied, et a également été engagé pour tenir le rôle principal de la suite de Gladiator (Ridley Scott, 2000).
Avant donc de brandir le glaive et de succéder à Russell Crowe, Paul Mescal se glisse dans Aftersun dans la panoplie d’un père atypique, trop rarement esquissée au cinéma. C’est que l’acteur irlandais recèle, et c’est sans doute là le secret de sa popularité, une fragilité à rebours des codes de la masculinité généralement véhiculés à l’écran. Sans compter que c’est donc à travers le point de vue d’une adolescente que surgit ce personnage de père divorcé, vivant de petits boulots et visiblement sujet à une grande détresse existentielle.
Le point de vue singulier de Charlotte Wells consiste à dépeindre cette figure paternelle, à la fois incarnée et fantomatique, comme un mystère à éclairer, un puzzle à reconstituer, le tout en se passant le plus souvent de mots et en s’appuyant plutôt sur l’agencement de scènes impressionnistes travaillant à encapsuler un instant fugace, une posture ou un regard.
mid 90’s
En sondant les souvenirs d’une Sophie adulte que l’on entrevoit succinctement à travers le long-métrage – ses brèves apparitions suffisent d’ailleurs à trahir la « présence » de la réalisatrice et de son dispositif, pointant malgré elle ce travers d’un certain cinéma indépendant à ne pas assumer pleinement son geste et à l’expliciter de manière un peu trop appuyée –, Charlotte Wells traque en quelque sorte, dans la présence physique imposante de Paul Mescal, une précieuse vulnérabilité perdue dans ces limbes d’où émergent ces plans furtifs où l’on distingue un Calum piégé dans une sorte de nuit sans fin.
Aftersun s’attache à recréer méticuleusement le grain d’une époque, au mitan des années 1990, piochant par la même occasion dans une playlist riche en émotions (voir une scène de karaoké d’anthologie sur Loosing my Religion de R.E.M ou une scène finale déchirante sur Under pressure de Queen & David Bowie). Le caméscope miniDV avec lequel Sophie et son père capturent ce qui deviendra sans doute, sans le savoir, leur dernière expérience commune, sert alors de point d’entrée à la cinéaste vers une sorte de mémoire tactile convoquée par la matérialité même du support et son côté désuet.
La photographie ultrasaturée et granuleuse du film, signée Gregory Oke, renvoie à quelque chose de sensible, de palpable, par exemple la tonalité si particulière des appareils photo jetables de ces années-là, comme l’une de ces nombreuses traces matérielles (un tapis, un reflet saisi dans le téléviseur d’une chambre d’hôtel, un bracelet jaune, etc.) chargées de souvenirs et qui transportent avec eux l’embrun d’une époque.
Dans cet hôtel all inclusive un peu fauché, baignant dans une chaleur étouffante et truffé de Britanniques – certains plans paraissent tout droit sortis des photographies de Martin Parr –, Sophie (incarnée par l’épatante Frankie Corio, qui parvient à tenir le long-métrage sur ses épaules) rechigne à traîner avec les jeunes de son âge et passe le plus clair de son temps avec son père, comme si sa disparition planait déjà. En même temps, la jeune fille est irrémédiablement attirée par ce qui se trame chez les grands : les privilèges de l’insouciance loin des parents, les premiers émois, les flirts au bord de la piscine, un baiser volé…
Ces évocations du passage de la préadolescence au monde des jeunes adultes sont certes amenées avec assez de subtilité, mais déjà vues ailleurs et assez insignifiantes ; ce qui semble au fond le plus intéresser Wells (et le film aurait pu gagner à maintenir son cap là-dessus), c’est la restitution d’un sentiment abstrait, d’une somme d’impressions fugaces qui forment, à terme, le souvenir entier d’un être cher. La réalisatrice fiche alors sa caméra dans des recoins inattendus pour capter une atmosphère, un reflet, une respiration ; adepte de taï-chi, Calum effectue ses mouvements sur le balcon de la chambre d’hôtel, de nuit comme de jour, mais ce corps semble cacher une faille plus profonde.
C’est en tout cas ce que le point de vue de Sophie, toujours logé là où l’on s’y attend le moins, arrache à ce temps fuyant. Aftersun rappelle inévitablement Somewhere (2010) de Sofia Coppola, mais avec une touche de mélancolie et d’amertume plus profonde, animée par le besoin vital de conjurer une absence, de ramener, au moins le temps d’un film, un être abîmé parmi les vivants. D’où la sensation étrange d’un film hors du temps et hors sol (difficile, au cinéma, de trouver décor plus fantomatique que celui d’un hôtel), en partie désarçonnant, mais traversé par une sincérité émouvante.
Aftersun, de Charlotte Wells, 1h42, avec Paul Mescal, Frankie Corio, Celia Rowlson-Hall. En salle le 1er février 2023.