Avec l’imposant Tár, le cinéaste américain Todd Field livre son premier film en 15 ans. Acclamé à la Mostra de Venise, Tár brosse le portrait austère et glacial de Lydia Tár, cheffe d’orchestre intraitable bientôt rattrapée par un passé trouble, interprétée par une Cate Blanchett au sommet de son art.
Dès son introduction, le nouveau long-métrage du cinéaste américain Todd Field (In the Bedroom, Little Children) signale sa différence. En lieu et place d’une ouverture in medias res ou d’un générique lambda, le film déroule une longue série de remerciements suivie par la liste des techniciens et techniciennes ayant œuvré sur le film. Dans la pénombre, la voix de Cate Blanchett – désignée meilleure actrice lors de la Mostra ainsi qu’aux Golden Globes, et bien placée pour les Oscars –, encourage une femme à chanter en tâchant d’oublier la présence d’un micro.
En l’ouvrant de la sorte, Todd Field glisse le programme de son troisième long-métrage : une tension entre l’artiste régnant sur son œuvre de manière effacée et les multiples voix – celles d’une assistante, d’une violoncelliste, d’un chef assistant, d’un confrère ou d’un mentor, d’un proche, etc. – qui rappellent l’existence d’un monde gravitant autour de lui et sans lequel cet astre s’effondrerait sur lui-même.
Avec cette voix d’outre-tombe, la cheffe d’orchestre Lydia Tár, seule à la tête de l’orchestre philharmonique de Berlin et en couple avec son premier violon, Sharon (interprétée par l’actrice allemande Nina Hoss), annonce déjà sa présence galactique, trou noir aspirant tout autour d’elle. Tout au long du film, un Todd Field observateur s’occupera de débusquer cette présence faussement invisible pour mieux en dessiner les contours et la révéler au grand jour avec une pointe d’ironie, si ce n’est de cruauté.
Le bonheur des uns…
Le cinéaste californien aime-t-il son personnage principal ? En effet, c’est comme si le réalisateur de Little Children (2006) se posait d’emblée en porte-à-faux de ce dernier, dans son angle mort, embrassant ici et là le point de vue latent d’une potentielle victime de l’ego insatiable de Lydia Tár, cheffe d’orchestre de renom occupée à enregistrer ce qui s’annonce comme l’apogée de sa carrière – un nouvel enregistrement de la cinquième symphonie de Gustav Mahler. Mais cette femme de pouvoir, épaulée dans sa tâche par son assistante Francesca (Noémie Merlant), ne se doute pas qu’un sombre passé s’apprête à refaire surface.
Le film de Todd Field installe alors subrepticement son tempo lent et incisif, à rebours de l’énergie furieuse de Lydia et de son rythme de vie insoutenable fait d’allers-retours incessants entre New York, où elle enseigne à la prestigieuse école de Juilliard, et la capitale allemande où elle prépare cet enregistrement majeur pour le célèbre label Deutsch Grammophon – trouvant à peine le temps dans tout cela d’emmener sa fille, Petra, à l’école. Un décalage s’établit alors entre le personnage démiurgique de Tár et la mise en scène de Field, froide, austère, très peu empathique, voire totalement antipathique.
… fait le Mahler des autres
Non sans malice, Todd Field fait peu à peu imploser un faux biopic jouant d’abord la carte du réalisme, à l’instar d’une des premières scènes dans laquelle Lydia déroule sa conception profonde de la musique au cours d’une masterclass pour The New Yorker animée par l’essayiste américain Adam Gopnik. Le film est ainsi très habile dans sa manière d’incruster ce personnage froid comme le marbre dans le réel, par l’entremise des dialogues, la vraisemblance du discours, les références à de vraies personnalités du monde de la musique et de l’industrie du divertissement, ou encore son esthétique très terre-à-terre.
Or, c’est là que le cinéaste intervient par petites touches en intercalant quelques plans « de cinéma » – une étrange silhouette, les visages fermés de Cate Blanchett et Noémie Merlant en coulisses – au milieu d’une séquence qui adoptait jusque-là, très sagement, la grammaire même d’une masterclass guindée et filmée dans le plus simple champ-contrechamp.
Toute l’originalité de Tár provient de ce plaisir (plus ou moins bien dissimulé) à introduire de l’étrangeté dans le champ du réel et à brouiller la frontière entre la fiction et le réalisme d’une situation qui résonne fortement avec l’époque actuelle. Dans le film, Lydia Tár est malgré elle rattrapée par des rumeurs concernant son emprise sur certaines de ses élèves depuis que l’une d’entre elles, une mystérieuse Krista Taylor, a mis fin à ses jours. Depuis sa sortie outre-Atlantique, d’aucuns ont d’ailleurs cru que Lydia Tár existait en dehors du film. Amusant, certes, mais surtout révélateur de l’intention du cinéaste : démultiplier les effets de réel – à travers, par exemple, ces mystérieux plans subjectifs derrière l’écran d’un smartphone, les gros plans sur la page Wikipedia de l’artiste, des conversations sur Twitter, des articles de presse – pour mieux brouiller les pistes quant au jugement moral réservé à son personnage.
Tôt ou Tár, la vérité éclate
Résultat : un film qui n’est ni tout à fait un film dans l’air du temps, clouant au pilori un personnage arriviste et omnipotent en écho aux affaires ayant éclaté sous l’impulsion du mouvement #MeToo, ni réactionnaire, prenant fait et cause pour un personnage monstrueux, mais au fond attendrissant. Le long-métrage se délecte volontiers de cette ambiguïté morale sans que l’on sache jamais vraiment si Field prend ou non plaisir à dépeindre la descente aux enfers de Tár. Il n’échappe d’ailleurs pas à un certain didactisme, à l’image du plan-séquence lors du cours de la cheffe d’orchestre à Julliard, séquence virtuose, mais comme déconnectée du reste du film, revenant plus tard sous une forme tronquée illustrant lourdement les travers des réseaux sociaux.
En revanche, le film est nettement plus intéressant lorsqu’il s’agit de laisser de grands espaces vides autour de Cate Blanchett (appartements fastueux, mais sans vie, chambres d’hôtels, salles de concert), de jouer sur les lignes de fuite pour l’isoler du cadre et accentuer la dimension paranoïaque dont se pare lentement le long-métrage. Le film d’abord d’inspiration documentaire est comme contaminé par un second film, plus mystérieux et contemplatif. Field y distille des éléments du thriller et du cinéma d’horreur en jouant, par exemple, sur ces sons parasites dont Lydia peine à identifier la provenance. Fantomatique, son passé revient hanter le présent comme une petite mélodie entêtante.
Lydia Tár serait-elle, après tout, en plein délire ? Est-elle épiée, surveillée, ou bien seulement rattrapée par le poids de sa propre culpabilité ? Le cinéaste ne tranche jamais et prend un malin plaisir à observer son personnage s’enliser dans le déni – ce qui a d’ailleurs fait dire à certains que le film bascule totalement, à un certain point du récit, dans l’imagination de Lydia, justifiant alors cette étrangeté et ce temps soudainement suspendu.
Field donne alors à voir la musique intérieure de ce personnage vampirique, à la fois génial et tyrannique – « They can’t all conduct honey, it’s not a democracy » (« Ils ne peuvent pas tous diriger, ma chérie, ce n’est pas une démocratie »), lâche-t-elle dans un moment d’intimité avec sa fille – et reproduisant auprès de sa nouvelle violoncelliste, comme un leitmotiv, une relation malsaine bien enfouie dans son inconscient.
L’actrice australienne excelle dans ce rôle taillé sur mesure, totalement imprégnée par la complexité d’un personnage tout aussi séducteur que destructeur. Il fallait sans doute une performance d’un tel calibre pour éponger la confiance un peu trop appuyée d’un cinéaste se reposant sur un propos et une mise en scène sensiblement opaques. Tár procure alors l’impression assez désagréable, malgré son indéniable maestria, d’un cinéaste dominant fièrement son sujet et au fond bien satisfait – sous couvert de cette distance critique vis-à-vis de Lydia et d’un contexte social hautement corrosif – de sa posture réconfortante de l’esprit voltairien.
Tár, de Todd Field, 2h38. Avec Cate Blanchett, Nina Hoss, Noémie Merlant, Julian Glover, Sophie Kauer, Mark Strong. En salle le 25/01/2023