Réalisé en stop motion, le premier film d’animation du cinéaste mexicain propose un regard neuf sur ce conte initiatique impérissable et éclipse, grâce à son supplément d’âme, ses quelques écueils. Notre critique.
Après avoir présenté à l’approche d’Halloween une série d’anthologie à la manière d’Alfred Hitchcock, explorant en huit épisodes les innombrables potentialités du cinéma d’horreur (Le Cabinet de curiosités de Guillermo del Toro, disponible sur Netflix), le décidément très prolifique Guillermo del Toro dévoile aujourd’hui sur la plateforme de streaming américaine son nouveau long-métrage, le premier à être privé d’une sortie en salle (en France du tout moins), ce près d’un an après la sortie française de son dernier film, le fascinant et tortueux – mais inégal – Nightmare Alley.
Guillermo Del Toro s’essaie ici à une énième adaptation des Aventures de Pinocchio (1881), conte initiatique du journaliste florentin Carlo Collodi porté à de multiples reprises à l’écran – à commencer par le classique d’animation des studios Disney sorti en 1940 –, y compris en prises de vues réelles, à l’instar de l’adaptation télévisuelle de Luigi Comencini (1972), du film de Roberto Benigni (2002) ou, plus récemment, de celui de Matteo Garrone (Gomorra, Dogman), dans lequel Benigni se glissait cette fois dans la peau du bon vieux Geppetto. Le film de Garrone, bancal et un peu fade, s’engouffrait sciemment dans la brèche technologique pour donner naissance à un Pinocchio entièrement numérique, mêlé à des acteurs en chair et en os.
Puis, pas plus tard qu’en septembre dernier, la plateforme de streaming Disney+ dévoilait un remake insipide et peu inspiré de Pinocchio, pourtant réalisé par Robert Zemeckis, pionnier, entre autres, des films en motion capture. Netflix remet aujourd’hui une pièce dans la machine et redresse habilement la barre.
No strings attached
Sans trop forcer son talent, le réalisateur mexicain prouve une fois de plus qu’il est le seul à tirer les ficelles et que, loin d’être le pantin des studios, rien ne saurait entraver sa vision artistique. Avec ce Pinocchio coréalisé par Mark Gustafson, Guillermo del Toro ramène le célèbre enfant de bois au royaume du cinéma d’animation et adapte à sa guise le conte de Collodi, délestant d’entrée son film de l’imaginaire encombrant laissé par Disney. Tourné en « stop motion » (animation image par image), le film a pour lui cette remarquable plasticité rappelant, entre autres, le Fantastic Mr.Fox (2010) de Wes Anderson, dont on devait d’ailleurs la direction de l’animation à Gustafson.
Pinocchio rappelle aussi, à d’autres endroits, l’alchimie entre Henry Selick et l’univers macabre de Tim Burton (L’Étrange Noël de Mr.Jack). Le réalisateur oscarisé de La Forme de l’eau incorpore ici la prouesse technique du stop motion à sa propre palette, accouchant ainsi d’un objet cinématographique proprement magique, hypnotique, ensorcelant.
Del Toro n’hésite pas à orchestrer la rencontre entre la fable originelle et son propre univers visuel, plaçant ainsi le film dans cet interstice qui lui est cher entre un réel froid et ténébreux (après l’Espagne franquiste du Labyrinthe de Pan ou la Grande Dépression dans Nightmare Alley, le réalisateur situe Pinocchio dans l’Italie fasciste des années 1930) et un monde fantastique peuplé de créatures plus humaines qu’il n’y paraît. Cette croyance en la puissance évocatrice du conte, un brin naïve, mais profondément généreuse, irrigue sans cesse le cinéma de Del Toro.
Avec l’animation, le réalisateur s’approprie, au fond, une forme idéale pour réitérer la sempiternelle histoire de Pinocchio, petit garçon enclin au mensonge ici né de l’insatiable chagrin d’un vieux menuisier, Geppetto, à l’égard de son jeune fils, Carlo (clin d’œil à Collodi), victime collatérale de la Première Guerre mondiale. Né du désespoir de Geppetto et bien aidé par l’apparition d’un esprit chimérique (la voix pénétrante de Tilda Swinton), sorte d’ange de la mort à mille lieues de la Fée bleue qu’on avait l’habitude de voir, ce Pinocchio se distingue de ses précédentes adaptations en prenant la forme d’un pantin désarticulé, aux traits humains à peine esquissés, presque terrifiant de prime abord dans sa manière de se contorsionner dans tous les sens. Ce Pinocchio-là, tel le monstre de Frankenstein, a toute sa place dans la galerie de freaks qu’affectionne le cinéaste.
Au bout du conte
Le pantin est alors gagné par une conscience curieuse, affamée de connaissances et encore vierge de toute conception morale. Mais, à la différence des précédentes versions du personnage, Pinocchio porte ici avec lui le souvenir du fils de Geppetto et le fardeau qu’implique de devoir marcher littéralement dans ses pas. Del Toro n’échappe évidemment pas aux grands épisodes des aventures de Pinocchio et à la quête de Geppetto pour retrouver sa création, jusqu’à leurs retrouvailles attendues dans les entrailles du monstre marin. Le récit s’installe assez vite dans une mécanique prévisible entrecoupée d’intermèdes musicaux – la musique est signée Alexandre Desplat – anecdotiques et peu mémorables (difficile de faire mieux sur ce point que le dessin animé de 1940).
Habilement, Guillermo del Toro donne ainsi de l’épaisseur au récit en y apportant une touche poétique et en remodelant à sa manière, dans des décors audacieux et regorgeant de détails, les grandes étapes du récit. C’est par exemple Jiminy Cricket (doublé par Ewan McGregor), le petit grillon chargé de guider Pinocchio dans ses tribulations, qui élit domicile dans le coeur même de Pinocchio après s’être installé au creux de l’arbre au pied duquel reposait Carlo, avant que Geppetto ne l’abatte pour y tailler sa créature. C’est Pinocchio envoyé à plusieurs reprises dans l’au-delà, confronté à la Mort (là aussi doublée par Tilda Swinton) et renvoyé inlassablement parmi les vivants.
C’est aussi le théâtre de marionnettes dans lequel est embrigadé Pinocchio alors que celui-ci s’apprête à entrer pour la première fois à l’école, ici métamorphosé en cirque itinérant – dans le sillage de Nightmare Alley – dirigé par l’intraitable comte Volpe (Christoph Waltz). Ou encore l’île enchantée, sur laquelle les enfants sont transformés en ânes, qui devient ici un camp d’entraînement à la gloire de Mussolini transformant cette fois-ci les enfants en pantins, c’est le cas de le dire, de la propagande fasciste.
Guillermo del Toro orchestre en somme un joyeux manège de symboles – amour, vie, mort, renaissance, etc. – dans une ode à l’anticonformisme, à l’image de sa filmographie, dans une sorte d’appel à la désobéissance à hauteur d’enfant face à la tentation rampante du fascisme et du repli identitaire. Finement exécuté, ce Pinocchio parvient à dégonfler ses quelques défauts et facilités d’écriture au profit d’une fable contemporaine moins moralisatrice et infantilisante que profondément mue par les forces de l’imagination. Des adaptations les plus récentes du conte de Collodi, celle-ci est sans aucun doute la plus aboutie.
Pinocchio, de Guillermo del Toro, 1h57, avec les voix de Gregory Mann, Ewan McGregor, Christoph Waltz, Cate Blanchett, Tilda Swinton, etc. Disponible sur Netflix le 9 décembre 2022.