Quel tour nous a donc joué Hideo Kojima avec Death Stranding ? Après des mois passés à se demander de quoi le dernier rejeton du papa de Metal Gear pourrait bien être fait, nous voilà en présence d’un jeu qui divise. Pourtant, au-delà des débats entourant la « valeur » subjective du titre, il est évident que ce dernier nous pousse à nous interroger de mille et une façons, et c’est bien cet aspect du jeu que nous avons choisi d’effleurer ici.
Spoiler alert : Dans la mesure où cet article aborde quelques-unes des principales thématiques narratives et ludiques de Death Stranding, nous en déconseillons la lecture à ceux qui ne seraient pas encore très avancés dans le jeu. Aucun élément directement lié à la fin de l’histoire n’y est cependant dévoilé.
Entre ceux qui crient au génie en annonçant un jeu d’auteur ouvrant la voie à un nouveau genre de titres, et les autres qui n’y voient qu’une façon pour Hideo Kojima de prendre les joueurs de haut, les réactions entourant la sortie de Death Stranding font déjà couler beaucoup d’encre. Conçu au terme de trois ans et demi de gestation, le premier titre signé Kojima Productions suite aux démêlés du créateur avec la société Konami ne ressemble à aucun autre, c’est le moins que l’on puisse dire. Préservé jusqu’au bout, le secret entourant son concept ne devient réellement limpide qu’une fois le pad en main, n’affichant son intérêt qu’à la condition de voir un maximum de joueurs se connecter ensemble à ses fonctionnalités. On nous promettait un titre dont le devenir dépendrait de ce que les utilisateurs allaient en faire. Qu’en est-il exactement ?
Amélie : « Stranding signifie « s’échouer sur le rivage » et lorsqu’on est échoué, on ne peut pas rentrer chez soi. Je me trouve dans cette situation, échouée sur le rivage du Pacifique, à des milliers de kilomètres de toi, mais notre lien est toujours aussi fort. »
« Au secours les vivants ! »
Son inspiration, Hideo Kojima l’alimente autant de sa passion pour le cinéma que du prolongement de ses lectures. Si Ludens, le nom de la mascotte de son nouveau studio, semble provenir d’un essai sur la fonction sociale du jeu (par Johan Huizinga dans l’ouvrage Homo Ludens), les racines de Death Stranding recoupent de près certaines idées entraperçues dans le roman de science-fiction Les Vagues éteignent le Vent (The Time Wanderers en V.O.) écrit par les frères Strougatski en 1985. Il y est là encore question de « Ludens », des êtres d’exception possédant des pouvoirs latents, mais aussi d’autres concepts mis en images dans Death Stranding, à l’instar des silhouettes flottantes ou des cétacés échoués sur le rivage.
Amélie : « La vie et la mort, c’est exactement la même chose quand on est tout seul. »
Indéniablement, le titre de Kojima Productions aborde des thèmes sombres, tels que la mort, l’apocalypse et la peur du néant. Ravagé par une catastrophe d’ampleur planétaire dont on ne sait rien si ce n’est son nom – Death Stranding –, le monde du jeu est en passe de voir la civilisation disparaître dans sa totalité. Peu nombreux, les survivants se terrent dans des abris en béton qui les préservent des fléaux apparus en surface : des entités spectrales prénommées « les Échoués » et des précipitations mortelles causant une dégradation accélérée de tout ce qui entre en contact avec elles. Pire encore, le décès des individus entraîne un phénomène de néantisation qui provoque des explosions de grande ampleur ne laissant derrière elles que d’immenses cratères… et la naissance de nouveaux Échoués.
En clair, les humains doivent à tout prix éviter que les cadavres ne se nécrosent, la crémation étant inévitable pour empêcher les morts de revenir sous forme d’abominations. Cette crainte permanente du retour des défunts en tant que menace directe pour les vivants évoque bien entendu The Walking Dead et consorts, mais il est assez bluffant de voir que le titre ne s’en sert pas uniquement comme d’une ficelle narrative pour instaurer une certaine tension. Le gameplay lui-même applique à la lettre cette règle du jeu en sanctionnant le joueur qui aurait l’imprudence de tuer. On comprend vite qu’il convient de privilégier les armes non-létales pour neutraliser les adversaires humains afin d’éviter le retour de bâton entraînant un inéluctable Game Over. Voilà un élément pour le moins inhabituel dans un jeu vidéo !
Heartman : « La vie après la mort n’est plus seulement une théorie, mais un fait incontestable, le retour des morts en tant qu’Échoués via la nécrose illustre la réalité du processus. »
Le monde des vivants a donc commencé à se mêler à celui des morts et la matière chirale contenue dans les précipitations entraîne dans son sillage ces abominations mortelles et invisibles que l’on nomme « les Échoués ». Indétectables à l’œil nu sinon au travers des traces de mains qu’elles laissent derrière leur passage, ces formes spectrales traquent leurs cibles en guettant leurs mouvements pour tenter de les saisir et de les attirer vers une entité plus grande prénommée Absorbeur. Sachant que ce n’est pas le contact avec ces créatures qui provoquent la néantisation, mais le fait d’être submergé par l’antimatière qui les constitue, il est possible de tenter de leur échapper en prenant la fuite ou de leur faire face pour les éradiquer. Dans la veine des précédents titres de Kojima, on peut donc, pour s’en sortir, miser sur la prudence et la furtivité en se faufilant entre les Échoués – à condition de ne pas faire le moindre bruit et de retenir sa respiration –, ou compter sur un arsenal spécifique en vue d’assainir les zones abritant des Absorbeurs.
Heartman : « On dirait qu’il nous tendent la main comme pour raccorder le monde des morts à celui des vivants. »
En tant que porteur du DOOMs, Sam Porter Bridges, le protagoniste que l’on incarne dans Death Stranding, est capable de sentir la présence des Échoués et peut même, à terme, couper le cordon ombilical de ces créatures pour les neutraliser silencieusement. Des armes anti-Échoués qui drainent les poches de sang placées dans la combinaison de Sam sont une autre façon de venir à bout de l’adversité propre à l’univers du jeu. Une menace qui effraie finalement davantage qu’elle ne constitue un véritable challenge, les moyens pour s’en sortir étant d’autant plus nombreux que même la mort de Sam n’entraîne pas la fin de la partie. Sa nature de rapatrié lui permet en effet de guider son âme dans l’Abysse jusqu’à sa dépouille pour revenir à la vie et reprendre le combat.
« Y a aucun moyen de garder mon BB en vie ? »
Seul, Sam ne l’est pas vraiment. Car un concours de circonstances amène notre porteur indépendant à faire équipe avec un BB (pour Brise-Brouillard) relié directement à son propre corps pour l’aider à localiser les Échoués. Il s’agit-là d’un bébé, ou plutôt d’un fœtus préservé dans une capsule après avoir été – comme ses congénères – arraché du corps de sa mère… laissée elle à l’état de mort cérébrale. Symbole du lien entre la vie et la mort, l’image du fœtus pas encore vraiment né constitue probablement l’une des meilleures trouvailles de Death Stranding, ne serait-ce que parce qu’elle se crée un attachement palpable entre Sam et le BB, mais aussi entre le joueur et son petit protégé. Mieux encore, deux points de vue s’affrontent d’une manière qui ne peut manquer d’interpeller chacun d’entre nous : celui de ceux qui ne voient les BB que comme des outils jetables, et celui de Sam qui entretient un lien fort avec ce petit être.
Deadman : « Ce BB ne doit plus fonctionner, il est hors service. Une ville a été détruite parce qu’il n’a pas fait son boulot ! »
Sam : « Je vous signale qu’il est encore en vie »
Deadman : « Il est irréparable et ne survivra pas en dehors de la capsule, inutile de s’apitoyer sur son sort, la décision a été prise, il doit disparaître »
Sam : « Allez, démarre, saloperie ! »
Extrêmement bien développé tout au long du jeu, le concept du BB se prolonge lui aussi dans les rouages du gameplay, Sam devant veiller sur lui pour éviter qu’une accumulation de stress ne le mette en état d’autotoxémie (auto-intoxication), stoppant net ses fonctions. Mais la connexion entre un BB et une personne atteinte du DOOMs ne se fait pas sans risque, car le transfert d’émotions et de souvenirs qui s’opère amplifie les angoisses du protagoniste à un stade qui peut devenir critique. Ce sont en tout cas ces souvenirs qui étoffent considérablement la sous-couche de la trame narrative de Death Stranding, notamment à travers le personnage de Clifford Unger incarné par Mads Mikkelsen.
« Quelle présidente ? Il n’y a plus d’Amérique ! »
Parmi les nombreux messages véhiculés dans le jeu, Hideo Kojima semble avoir voulu mettre le doigt sur une tendance de notre société à éloigner les individus, alors même que la technologie est censée les rapprocher toujours davantage. Nous avons beau vivre sur la même planète, voire sur le même continent ou dans la même région, existe-t-il pour autant des liens entre chacun d’entre nous ? Dans Death Stranding, Sam Porter « Bridges » est véritablement le pont qui doit réunir le pays, mais surtout les gens qui y résident. Sa mission est de traverser les États-Unis d’est en ouest dans le but de réactiver tous les terminaux isolés du réseau chiral afin de reconnecter l’ensemble du pays. Bien qu’il ne soit motivé que par son désir de sauver sa sœur Amélie, Sam est l’élément clé pour permettre aux citoyens ayant rejoint Bridges de donner vie au rêve de la présidente : reconstruire les USA en UCA (United Cities of America) : « les villes unies d’Amérique ».
Bridget : « Vous devez nous reconnecter les uns aux autres et rassembler tout le monde. Si nous n’arrivons pas à nous unir, l’humanité ne pourra jamais s’en relever. »
Sam : « Moi je crois que l’Amérique est foutue. Ouvre un peu les yeux ! T’es la présidente d’un souvenir. »
Bien qu’il faille éplucher les mails et autres documents textuels inclus dans les menus pour en savoir plus sur le sujet, Kojima soulève là encore plusieurs problématiques actuelles en confrontant la vision idéaliste de la présidente à celle de groupes terroristes. Dans le jeu, les Échoués ne sont pas la seule menace directe pour le joueur, ce dernier devant aussi faire face aux individus appartenant aux MULEs (d’anciens porteurs armés de piques électriques qui traquent les marchandises) et aux terroristes. Si ceux qui ont rejoint Bridges ont l’espoir de voir les citoyens unir leurs efforts afin que le pays ne fasse de nouveau plus qu’un, les extrémistes ne veulent rien avoir affaire avec les UCA.
Un open world sujet à débats
Avec en toile de fond d’inévitables questionnements autour des extinctions de masse, Death Stranding dépeint une ère d’isolation et de désolation que le joueur doit apprendre à dompter pour effectuer les livraisons de longue haleine qui lui sont confiées. Si, aux yeux du plus grand nombre, les biomes manquent clairement de diversité, le fait d’avoir opté pour des environnements arides et montagneux se justifie. Kojima a d’ailleurs indiqué s’être inspiré de l’atmosphère des paysages islandais pour dessiner les contours de cette vision futuriste des États-Unis ravagés par la catastrophe du Death Stranding. Ici, les morts peuvent à tout moment venir s’insinuer dans le monde des vivants et faire de nos expéditions un enfer. Entre la pluie battante qui ronge notre chargement et le relief acéré qui ne pardonne aucun écart de parcours, c’est la nature elle-même qui semble vouloir l’échec de notre mission.
Dans ces conditions, le fait de bien se préparer en amont est une nécessité absolue, et ça commence par le choix du matériel dont le poids vient s’ajouter aux marchandises qui nous sont confiées. Sam a beau se doter d’un équipement dernier cri et d’exosquelettes de compétition, il n’est pas un surhomme et le surcharger ne ferait que le ralentir considérablement. Mieux vaut donc voyager léger que de vouloir parer à toute éventualité en s’embarrassant du parfait paquetage d’alpiniste, quitte à improviser le cas échéant. En examinant bien la topographie du terrain et en plaçant des repères, on peut tracer des chemins plus longs, mais moins éprouvants qu’une course effrénée en ligne droite à travers les falaises. Les échelles et les ancres que l’on peut poser au début du jeu ont tout de même leurs limites et, à moins de disposer d’un véhicule adéquat, Sam perdra rapidement l’équilibre si la répartition du poids n’est pas optimisée. Même dans ce cas, mieux vaut recourir aux CCP pour aviser directement sur le terrain plutôt que d’accumuler les paquets, ces imprimantes 3D chirales ayant justement pour fonction de construire divers éléments liés à la progression, comme des ponts ou des générateurs.
Il faut dire que le réalisme est ici poussé à l’extrême avec des chaussures qui s’usent, une gestion poussée de la fatigue et de la capacité respiratoire, ou des outils inutilisables une fois la batterie à sec. Impossible de nier que les premiers pas dans le jeu rebutent d’autant plus vite que rares sont les titres à nous imposer autant de contraintes. Combien de chargements perdus pour avoir trébuché sur une pierre ou s’être enfoncé un peu trop dans un cours d’eau sans en vérifier d’abord la profondeur ? Au fil de nos erreurs, la logique du jeu se fait jour et ces obstacles n’ont plus rien d’infranchissable, mais il faut en passer d’abord par de multiples déconvenues que certains joueurs jugeront rédhibitoires.
Prenant le contre-pied de ses concurrents, Death Stranding donne l’impression de ne pas nous inviter à jouer pour nous amuser, mais pour nous confronter à des défis aussi frustrants que gratifiants. Si le titre n’est pas nécessairement difficile, il nous assomme de handicaps toujours plus grossiers qui nuisent au plaisir de jeu, mais renforcent à l’inverse le sentiment du devoir accompli. Pour cette raison, Death Stranding ne s’adresse clairement pas à tout le monde et se verra boudé par ceux qui n’envisagent pas l’idée de profiter d’un open world aussi contraignant. Un point de vue qui se défend largement.
Malgré tout, c’est bien à dessein que Kojima nous y confronte, comme pour nous dissuader de relever le défi en solo alors que tout est fait pour favoriser la progression du joueur connecté. Ces véhicules salvateurs qui nous font gagner un temps fou, on les trouve bien souvent parce que d’autres joueurs les ont abandonnés en catastrophe ou parce qu’ils ont pris soin de les déposer à l’attention de ceux qui en auront peut-être besoin !
On nous promettait un monde qui dépendrait entièrement de ce que les joueurs en feraient, et il faut reconnaître que l’objectif est atteint dans la mesure où, hors-ligne, l’open world reste atrocement vide. Pour un jeu s’étalant sur une quarantaine d’heures au minimum, les altercations sont finalement assez rares, surtout si l’on mise sur la prudence en évitant les conflits non imposés. Ce n’est d’ailleurs pas forcément un mal, tant les phases d’action sont assez unanimement pointées du doigt pour leur manque d’efficacité, autant en termes de challenge que d’inspiration. Résultat, l’ennui et le découragement pointent parfois à l’horizon, l’équilibre entre les contraintes et le plaisir de jeu étant volontairement mis à mal par ce parti-pris de nous confronter à nos limites d’être humain… sans doute pour nous rapprocher du personnage de Sam qui ne se gêne pas pour briser discrètement le quatrième mur dans sa chambre privée. Mais le meilleur moyen de mettre à l’épreuve cet open world serait de savoir précisément combien de joueurs continueront à effectuer des livraisons une fois le jeu terminé et combien quitteront définitivement la partie. Il faudra encore patienter un peu pour y répondre.
Connexion de rigueur
Death Stranding n’aurait pu voir le jour sans les relations que Hideo Kojima et son équipe entretenaient avec tous ceux qui ont eu un rôle à jouer dans l’élaboration du soft. Et si l’homme – qui repartait de zéro après son départ de Konami – a autant insisté là-dessus, c’est parce que la notion de lien (entre individus et par extension entre joueurs) reste la clé de voûte du titre. Jouable hors-connexion, Death Stranding prend cependant tout son sens lorsque celle-ci est activée, quand bien même on ne croise jamais directement les autres joueurs sur le terrain ! Aux antipodes de ce que le terme online implique habituellement dans les jeux vidéo, le jeu se base sur une contradiction opposant la dimension communautaire omniprésente à l’infinie solitude du joueur qui se croit livré à lui-même. Tout se passe comme si Kojima voulait nous convaincre que, oui, il y a bien d’autres joueurs qui traversent exactement les mêmes épreuves que nous et que l’on peut choisir de leur prêter main-forte ou de la jouer perso. Afin de ne pas compromettre l’expérience de jeu, on nous oblige toutefois à traverser une première fois une zone donnée par nos propres moyens avant de pouvoir la connecter au réseau chiral. Ce n’est qu’à partir de là que l’on pourra bénéficier des interactions permises avec les autres joueurs, autrement dit voir et utiliser les éléments qu’ils ont laissés à dessein durant leur voyage. Rejoignant l’idée d’une civilisation qui ne demande qu’à renaître et s’épanouir, chacun peut alors choisir ou non d’apporter sa pierre à l’édifice en améliorant les structures déjà établies ou en en ajoutant de nouvelles. Les travaux de grande ampleur, comme la reconstruction du réseau routier requiert toute la main-d’œuvre possible, ce qui donne tout son sens à la coopération entre utilisateurs.
Tout en restant complètement facultative, cette proposition multijoueur asynchrone passe aussi par une entraide indirecte via les échanges d’objets autorisés dans les casiers partagés. Libre à nous de vider les coffres sans rien laisser en retour ou de se montrer reconnaissant en acheminant, pourquoi pas, les marchandises perdues par d’autres et ainsi terminer le travail commencé par quelqu’un dont on ignore tout. Loin d’être anecdotique, la dimension communautaire fait toute la particularité du jeu en nous forçant à reconnaître que tout devient tellement plus simple quand chacun veut bien y mettre du sien. Suivre une voie tracée par on ne sait qui, mais qui a peut-être une chance d’aboutir, s’abriter dans un refuge en ligne ou recharger ses batteries auprès d’un générateur qu’une bonne âme a pris la peine de placer ici, voilà autant d’exemples qui donnent envie de manifester sa gratitude sans retenue. C’est ce qui légitime le fait de pouvoir attribuer des « likes » à n’importe quelle structure posée par un autre joueur, dès lors qu’elle nous a été utile… ou de s’abstenir si tel ou tel panneau malvenu nous a conduit dans une impasse !
Si Kojima a prétendu un temps que ce système de « likes » ne servirait à rien et qu’il s’agissait justement là d’une volonté de se démarquer, ce n’est pas tout à fait vrai dans la mesure où le nombre de « likes » échangés permet de partager toujours plus de dispositifs avec les autres joueurs. Ainsi, plus on exploite les possibilités offertes par le multijoueur asynchrone, plus notre champ d’action s’élargit. Quant à l’impossibilité d’attribuer des pouces négatifs, le créateur le justifie en disant qu’il souhaitait prendre le contre-pied de ce qui se passe sur les réseaux sociaux en favorisant uniquement les interactions positives entre les joueurs. Réapprendre l’altruisme grâce à Death Stranding, pourquoi pas ? Après tout, les utilisateurs convergent tous vers un même but et il n’y a aucune raison valable de se mettre des bâtons dans les roues. Kojima va même plus loin en donnant l’exemple concret du Brexit ou encore du mur de Trump, en soulignant que de telles démarches vont précisément à l’encontre de son jeu où l’on doit créer des passerelles pour se relier à un maximum de gens.
La question de l’équilibre film/jeu
La proportion que doit prendre la narration via des cinématiques au détriment de la partie ludique a toujours été un sujet sensible dans le domaine du jeu vidéo. Death Stranding relance encore une fois le débat avec des ruptures de rythme très nettes entre ses très longues cinématiques – on parle tout de même de séquences pouvant dépasser allègrement les 30 minutes ! – et ses phases de jeu très inégales. En clair, on passe régulièrement d’un extrême à l’autre en enchaînant les livraisons sans que la trame n’évolue durant plusieurs heures, avant de se sentir de nouveau exclu en présence de cinématiques qui développent le scénario de manière passive pour le joueur. Là encore, tout dépend de ce que l’on recherche et l’on ne s’étonne pas de voir le titre diviser autant sur cet aspect-là. Car on peut aussi bien considérer ces cinématiques comme une véritable récompense après avoir crapahuté de longues heures dans la montagne, ou au contraire s’impatienter de ne pas pouvoir reprendre la main plus souvent.
Hideo Kojima n’ayant jamais caché son attrait pour le cinéma, l’importance que revêtent ces cinématiques dans l’intérêt du jeu invite logiquement à s’interroger sur la manière dont on peut encore considérer qu’un jeu vidéo reste un jeu vidéo dès lors que l’équilibre entre la partie passive (film) et active (ludique) est rompu. C’est un peu comme si l’on avait la vision d’Hideo Kojima d’un côté et celle de Shigeru Miyamoto à l’autre extrémité. Et le clin d’œil à Mario dans l’une des répliques de Death Stranding nous ramène précisément à établir cette comparaison entre deux visions du game design qui semblent définitivement incompatibles.
Sam : « Super. Alors je suis Mario et tu es la princesse Peach ? »
Reste à savoir si Kojima n’en fait pas un peu trop dans la grandiloquence de son intrigue et de sa mise en scène qui n’émouvront, là encore, pas forcément tout le monde. Difficile, quoi qu’il en soit, de reprocher au créateur de s’être entouré d’acteurs de renom tant la performance capture est admirable. Si certains d’entre eux n’ont été dévoilés que tardivement, Kojima savait dès le début qu’il voulait donner à son protagoniste les traits de Norman Reedus : « Nous avions travaillé ensemble auparavant et avions décidé qu’il serait Sam Bridges, alors nous avons pensé le personnage en imaginant Norman. » Un protagoniste résolument ordinaire, limité aux possibilités physiques de l’être humain, vulnérable et en proie à ses propres démons… avec à ses côtés des figures tourmentées incarnées par Mads Mikkelsen, Guillermo Del Toro, Léa Seydoux, Margaret Qualley, Troy Baker, Tommie Earl Jenkins et Lindsay Wagner. Un casting cinq étoiles qui ne doit pas faire oublier le rôle crucial du directeur artistique Yoji Shinkawa dans sa mission de rendre l’univers du jeu crédible à l’écran.