Entretien

Breaking Bad, Game of Thrones, House of Cards… Le pervers narcissique expliqué par la pop culture

27 septembre 2022
Par Agathe Renac
Fred Waterford (Joseph Fiennes) dans “The Handmaid's Tale”.
Fred Waterford (Joseph Fiennes) dans “The Handmaid's Tale”. ©Hulu

Certains concepts psychologiques et philosophiques semblent parfois très (trop) compliqués. Pourtant, on les croise tous les jours, notamment dans les films et les séries, où ils servent de ressorts dramatiques. La preuve avec le trouble de la personnalité narcissique, souvent illustré, décrypté ici par la psychanalyste Emma Scali.

Qu’est-ce qui se cache derrière l’expression “pervers narcissique” ?

C’est un trouble : le trouble de la personnalité narcissique. C’est assez complexe, car on a tendance à tout mélanger. Il faut d’abord faire la distinction entre perversion et perversité. La perversion correspond à des comportements sexuels qui ne sont pas “habituels”, comme l’exhib – qui consiste à vouloir avoir des rapports sexuels dans des lieux publics et risquer de se faire surprendre –, par exemple. On en a tous, même des petites.

La perversité, c’est le fait de nier l’autre. Freud dit que les enfants sont des “pervers polymorphes”, car ils sont traversés par des pulsions et ils n’ont pas encore appris à les contrôler – ils ne savent pas ce qu’ils ont le droit de faire ou non. Comme les enfants, on a tous une forme de perversité en nous et on fait passer nos intérêts avant ceux des autres. Le pervers, lui, a ce que l’on appelle une faille narcissique : il ne s’aime pas complètement, mais se considère comme supérieur aux autres.

Cersei Lannister (Lena Headey) et Joffrey Baratheon (Jack Gleeson) dans Game of Thrones.©HBO

Il les voit comme un objet qui servira son propre plaisir. Il est prêt à les détruire, notamment dans les relations affectives et amoureuses, et peut même les pousser au suicide. C’est un prédateur : il choisit sa proie, la fait souffrir en conscience et en jouit. On a tous une part manipulatoire en nous, mais on ne cherche pas à détruire l’autre.

Cette dénomination n’est-elle pas galvaudée ? Ne confondons-nous pas perversité et toxicité ?

On a tous un copain ou une copine qui nous assure avoir été avec un “PN”, mais c’est faux. Les vrais pervers narcissiques sont très peu nombreux. En revanche, il y a beaucoup de relations toxiques qui peuvent rejouer le triangle de Karpman : victime-bourreau-sauveur. Chaque protagoniste peut jouer tous les rôles et alterner sans en avoir conscience. À l’inverse, les pervers savent le mal qu’ils font et y prennent même du plaisir.

En fait, ils parviennent à nous figer. On ne sait plus comment agir face à eux. Le téléfilm À la folie (diffusé sur M6 début septembre) le montre très bien. Un personnage dit une chose, puis son contraire, et l’autre ne sait plus quoi penser. Face à ce comportement, on devient fou, et le pervers adore nous voir dans cet état.

Quelle série représente le mieux ce trouble dans la pop culture ?

House of Cards, sans hésitation. Les pervers narcissiques sont des personnes de pouvoir qui ont énormément d’ambition et cette série nous montre un vrai couple de PN. Lui veut devenir Président des États-Unis, elle dirige une fondation. Leur relation fonctionne très bien, mais elle repose sur un contrat. Il y a du désir et de la pulsion, mais il n’y a pas d’amour entre eux. Il n’y a que du calcul.

Le show est très bien fait, car le héros parle à la caméra, sans émotion, ce qui est très typique de ces personnes. Cependant, un petit détail m’a chiffonné. Franck manipule un personnage et finit par le tuer. Je pense que ce passage à l’acte est une erreur scénaristique, car il aurait pu le pousser au suicide. Un vrai pervers narcissique ne se salit pas les mains. Il blesse indirectement.

Franck (Kevin Spacey) et Claire Underwood (Robin Wright) dans House of Cards.©Netflix

Cette manipulation n’est-elle pas plus liée au monde de la politique qu’aux personnages eux-mêmes ? En quoi sont-ils de vrais pervers ?

Oui, la politique est un univers très pervers. Mais les Underwood sont uniquement intéressés par le pouvoir. Ils n’agissent pas pour le bien de la société, contrairement à de nombreuses personnes qui entrent dans ce milieu. Ils ne sont pas au service des autres, ils veulent seulement les soumettre à leur pouvoir et être reconnus.

Ils le font avec beaucoup de finesse et d’intelligence, donc on ne le remarque pas immédiatement. Par exemple, ils mettent en place une fondation pour montrer leur bienveillance, mais, en réalité, ils n’en ont rien à faire. La seule chose qui les intéresse, c’est la puissance. Les PN n’ont aucune empathie. Ils ont une telle faille narcissique qu’ils sont incapables d’aimer les autres.

Rick Sanchez (Rick et Morty) se sent supérieur à tout le monde et il utilise son petit-fils, Morty, pour arriver à ses fins. A-t-il un profil de pervers narcissique ?

Ce sentiment de supériorité est typique des PN, mais j’ai l’impression qu’en l’occurence il est réellement supérieur aux autres. Il est très intelligent et parvient à créer des outils pour voyager dans différentes dimensions. Peu de personnes pourraient le faire, mais cette supériorité réelle alimente son narcissisme. Cependant, il a un autre comportement pervers : le fait d’alterner entre la valorisation et la dévalorisation. Je me demande s’il le fait pour détruire l’autre et s’il en jouit. Je n’en ai pas vraiment l’impression, car il n’est pas complètement dénué d’empathie.

Morty et Rick dans Rick et Morty.©Adult Swim

On pourrait poser un autre diagnostic. Dans certaines formes d’autisme, comme Asperger, les personnes ne comprennent pas les relations et les codes. Ils peuvent paraître antipathiques, mais ils ne jouissent aucunement de la souffrance d’autrui. Au contraire. Ils sont extrêmement sensibles et fidèles. C’est très difficile de déterminer le trouble de Rick. Il est narcissique, mais me semble plus état limite ou borderline que PN, car il est empathique. On confond souvent ces deux troubles.

Les borderlines s’appuient en permanence sur leur entourage. Quand les autres ne font pas ce qu’ils veulent, ils pètent les plombs. Ce n’est pas pour leur faire du mal, mais simplement pour conserver leur intégrité personnelle. Par exemple, Tokyo (Casa de Papel) est complètement border, sans être perverse. Rien ne tient chez elle, elle fait n’importe quoi et met constamment les gens en danger, mais sans vouloir les blesser. A contrario, un personnage comme Walter White est bien plus sombre…

Le héros de Breaking Bad serait donc un pervers narcissique ?

Quand on le découvre, on apprend qu’il a un cancer en phase terminale et il se lance dans un trafic de méthamphétamines pour sauver sa famille. On le plaint, on a envie de le soutenir. Mais, à partir du moment où il va gagner du pouvoir en tant que narcotrafiquant, son égo va exploser. Il dit qu’il fait tout ça pour ses proches, mais, en réalité, il le fait uniquement pour devenir le meilleur et le plus puissant.

Le personnage de Jesse n’est alors qu’un moyen d’y parvenir. Il l’oblige à tuer et dissoudre des personnes, il laisse sa petite amie mourir pour avoir son coéquipier rien que pour lui et pouvoir continuer à l’utiliser comme il l’entend. Il n’hésite pas à alterner entre la valorisation et la dévalorisation pour obtenir ce qu’il veut de lui.

Walter White (Bryan Cranston) dans Breaking Bad.©AMC

Le choix du nom du personnage est génial. Walter White, c’est soi-disant l’ange blanc, mais il a en réalité une face cachée qui ne renvoie que du vide. L’annonce de sa mort est un électrochoc, et il décide d’exister à partir de ce moment. Sa faille narcissique est immense : il s’est senti humilié pendant des années et il décide enfin de se révéler. Il n’en a rien à faire des autres, au contraire. Il leur fournit de la drogue et les rend accros, quitte à les détruire.

Fred Waterford (The Handmaid’s Tale) passe aussi par ces phases de valorisation et de dévalorisation. Il est tendre avec Serena et June, et la minute d’après, il les frappe.

On peut effectivement voir de la perversité et une problématique narcissique chez lui, mais il y a un passage à l’acte, car il frappe ces femmes. Je dirais qu’il est plutôt un pervers caractériel. Le vrai et grand PN ne lève pas la main sur les autres, il fait en sorte de les détruire pour qu’ils se tuent eux-mêmes. Fred Waterford est dans un système globalement pervers, car la société dans laquelle il évolue valide la violence et ces pratiques machistes. Les hommes ont tous les droits et leur narcissisme est valorisé : ils sont tout-puissants. C’est le cas de Fred.

Mais, pour moi, il n’est pas suffisamment intelligent pour être un pervers narcissique. J’ai l’impression qu’il a plus un profil border, car il sort de ses gonds dès que quelque chose ne lui convient pas. Il ne sait pas contenir son émotionnel, contrairement aux PN.

Donc on peut aussi éliminer Dark Vador de la liste des pervers narcissiques ?

Certaines personnes l’imaginent comme tel parce qu’il détruit les autres, mais je dirais qu’il est plutôt paranoïaque. Il a basculé dans la psychose, alors que les pervers ne délirent pas et savent très bien ce qu’ils font. En revanche, l’Empereur est le plus grand des PN ! Il manipule Anakin pour qu’il tue les autres, sans se salir les mains.

L’univers de Game of Thrones doit aussi avoir son lot de pervers…

La série elle-même parle de perversité – elle s’appelle quand même “jeux de pouvoir” –, mais tous les personnages ne le sont pas forcément, comme les Stark. Le cas de Joffrey Baratheon est complexe. Il pourrait en être un, à moins qu’il ne soit psychotique, voire psychopathe. Il est le fruit d’un inceste (et les PN sont souvent confrontés à des comportements incestueux lorsqu’ils sont jeunes), sa mère est une grande narcissique… Cersei ressemble à la Reine dans Blanche-Neige. Elle est très belle et très intelligente, mais elle ne peut pas exercer son pouvoir, donc elle va nourrir son narcissisme autrement.

Cersei (Lena Headey) et Jaime Lannister (Nikolaj Coster-Waldau) dans Game of Thrones.©HBO

Mais, si je comprends bien, elle ressent quand même de l’amour pour son frère, donc elle n’est pas complètement perverse.

Non, elle ne l’aime que parce qu’il lui ressemble. Ce qu’elle aime chez Jamie, c’est le fait qu’il soit une autre image d’elle-même. Après, effectivement, ce n’est pas une vraie perverse, car elle a conservé une petite part d’empathie. Donc je dirais qu’elle est simplement narcissique, tout comme Daenerys. À l’inverse, le PN ne ressent aucune culpabilité. L’autre est toujours fautif.

Qu’apporte ce type de personnage aux ressorts dramatiques ? Pourquoi leur présence est-elle intéressante dans les séries et les films ?

Ils incarnent le mal et le conflit, et agissent comme des catharsis. On a tous des parts perverses ou narcissiques en nous et ces personnages les incarnent. Celle qui le représente le mieux, c’est la Marquise de Merteuil (Les Liaisons dangereuses) qui veut absolument détruire, car elle n’a pas eu ce qu’elle voulait. Elle ne supporte pas la frustration, donc elle va se venger – et cette image va nous rappeler notre part d’enfance frustrée. Ils sont aussi fascinants parce qu’ils sont extrêmement intelligents et qu’ils mettent ces capacités au service de la destruction.

Comment rompre le lien avec ces personnes ? Dans Mon roi, on voit à quel point il est difficile de se défaire de leur emprise.

Mon roi nous montre un très bon pervers narcissique. C’est effectivement difficile de s’en défaire, car leur emprise se met en place progressivement et de manière subtile. Au début, ils nous valorisent et répondent à nos besoins. Ils nous font vivre une histoire idéale. C’est comme si le prince charmant arrivait sur son cheval blanc. En réalité, ils jouent sur le principe d’addiction. Une fois qu’ils sont parvenus à nous piéger, ils vont passer à une entreprise de sape et nous rappeler qu’on n’est pas assez ceci ou cela. De temps en temps, ils vont distiller un petit mot ou geste sympa, comme au début, pour nous faire revivre le kif qu’on aimait tant. C’est comme une drogue et on n’arrive pas à partir.

Nos amis ont beau nous dire que notre copain ou notre copine est étrange, on ne les écoutera pas. Les pervers nous isolent en critiquant notre entourage pour qu’on s’en éloigne. C’est le principe du harcèlement. Notre prédateur devient la seule personne sur laquelle on peut se reposer. Les PN sont très intelligents et ont toujours un coup d’avance. Leurs victimes ne sont pas des personnes faibles. Ce sont généralement des gens bien, mais qui ont une faille et sont dans l’empathie. Détruire quelqu’un qui est déjà à terre, ce n’est pas intéressant pour eux.

La seule solution pour s’en sortir, c’est la fuite. Il faut s’échapper, et couper tout contact. Si on le confronte, on risque de se faire retourner le cerveau et retomber dans le piège. Si on souhaite quand même le faire, alors il faudra trouver des alliés pour l’affronter.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste