La série Les Papillons noirs, actuellement diffusée sur Arte, est un vaste récit à mystères, une chronique d’époque et une plongée dans des psychés torturées. Discussion avec Olivier Abbou, réalisateur et cocréateur de l’un des shows les plus fascinants de la rentrée.
Les Papillons noirs est une série pleine de rebondissements. Avez-vous pris du plaisir à manipuler le spectateur ?
Je voulais créer l’équivalent d’un page-turner avec des rebondissements et, en définitive, avoir un dialogue avec le spectateur autour d’un grand secret. Je trouve que l’on est bien trop souvent passif devant les séries télés et on les enchaîne dans un état végétatif. J’ai toujours attaché de l’importance, et en particulier pour Les Papillons noirs, au fait qu’il y ait cet investissement du spectateur et qu’il s’amuse presque en tant qu’acteur de l’histoire.
Je suis heureux, car après quelques diffusions en public, c’est un aspect qui ressort beaucoup dans les réactions. Les gens veulent non seulement voir la suite, mais ils élaborent aussi des hypothèses, épisode après épisode. Il y a un aspect ludique, comme s’ils participaient à une sorte de grand-huit, à la fois émotionnel et intellectuel.
Avez-vous aimé filmer différentes époques à travers l’épopée criminelle de ce couple ?
Évidemment ! On voulait raconter la France, et particulièrement à travers le personnage de Solange (Alizée Costes). On aborde les évolutions du statut des femmes, notamment lors de la scène de l’avortement, mais aussi l’histoire du consentement et des rapports homme-femme. On a aussi voulu parler de cette sorte de parenthèse enchantée que représentent les années 1970, mais d’une manière un peu ambigüe.
En effet, ces flashbacks sont racontés par le personnage d’Albert (Niels Arestrup). Mais est-ce que ce sont les faits ? Est-ce que ces images sont l’interprétation d’Adrien (Nicolas Duvauchelle), l’écrivain qui écoute cette histoire ? Est-ce que nous sommes déjà dans son roman ?
La série remet tout en question. Cette approche un peu carte postale de l’époque interroge le spectateur sur la signification des images. Au final, on se rendra compte que tout a une raison. Finalement, quand on fait un film ou une série d’époque, on a l’impression de faire du cinéma. Il y a quand même quelque chose de cet ordre-là, un plaisir d’enfant…
J’imagine que vous avez beaucoup de références cinématographiques issues de cette décennie ?
Effectivement, c’est celle de ma naissance et je l’affectionne particulièrement. Le Nouvel Hollywood et les films de genre du début des années 1970 étaient très politiques et très libres. Ces œuvres étaient beaucoup moins calibrées. Elles étaient souvent sales, rugueuses et osées. Ce décor m’a permis d’aborder le sous-genre du giallo [thrillers italiens très graphiques des années 1970, ndlr] dans la mise en scène des Papillons noirs. Il s’agit sûrement du genre le plus sophistiqué, cérébral et érotique de cette période.
Comment êtes-vous parvenu à ne pas tomber dans les clichés des images très publicitaires des années 1970, et comment avez-vous travaillé les décors et la photographie ?
Trouver le bon équilibre demande beaucoup de travail. Évidemment, ce n’est pas un défi qu’on relève seul. Il y a mon directeur artistique (David Bersanetti), mon chef opérateur (Antoine Sanier), une coiffeuse, un costumier… C’était un travail très particulier, parce qu’il fallait à la fois réfléchir à comment ne pas représenter l’époque en la regardant d’aujourd’hui, tout en imaginant comment on travaillerait le réalisme des scènes si on les tournait à cette époque. En quelque sorte, il fallait travailler le passé comme si c’était contemporain avec le plus de justesse possible, tout en utilisant des patines.
On a par exemple été chercher des costumes des années 1970 en les chinant au lieu de passer par des services de location de cinéma. En même temps, il fallait que cette représentation soit toujours un tout petit peu clichée… Parfois c’est pas grand chose, juste une lumière, un mouvement de caméra ou une coiffure. Le but était de dire : attention, ceci n’est peut-être pas la réalité, ceci est peut-être une représentation d’Adrien, peut-être son roman, peut-être autre chose…
Est-ce que cela coûte plus cher de faire une série esthétique ?
Cette série n’a pas coûté cher ! Elle est produite par Arte, qui n’est pas une chaîne riche ! Elle aurait pu coûter quatre millions de plus si elle avait été produite par une plateforme, mais cela ne nous aurait pas forcément permis d’être meilleurs, juste d’avoir un peu plus de temps. Quel que soit le budget, je pense qu’avec du travail et du talent, on peut proposer aux spectateurs des projets qui ont une grosse production value sans que ce soit directement lié au budget du film.
C’est plus une volonté de raconter des histoires, de faire de la mise en scène, d’aimer faire de l’image. Je travaille avec mon équipe depuis six ans. On se connaît tous très bien et on a tous le même désir d’être libres, créatifs. Nous aimons prendre des risques, essayer des choses sans savoir si ça marchera. Ce qui est certain avec Les Papillons noirs, c’est que l’argent est à l’écran !
Est-ce qu’une intrigue à puzzle comme celle-ci peut se modifier jusqu’au montage ?
La structure du scénario était très précise et elle n’a quasiment jamais bougé. Bruno Merle et moi avons passé des années à développer cette histoire, c’était une mécanique tout en dentelles. Il n’empêche que, lorsqu’on fabrique une sorte de monstre comme ce récit, on ne sait pas trop ce que cela va donner une fois arrivé au montage. Honnêtement, même si je voyais qu’il y avait de belles images, de belles séquences interprétées par d’immenses acteurs, on ne sait jamais ce que ça va donner une fois tout monté.
C’est une sensation que j’ai sur chaque projet, parce qu’on tente plein de choses et on ne sait pas si ça va prendre. On doit composer avec tout un tas d’ingrédients que l’on met ensemble, mais on ne sait pas si, une fois passé au four, ça va être comestible. J’aime bien l’image de Frankenstein : cette créature pleine de morceaux différents qu’on assemble pour en faire un être cohérent.
C’est vrai que là, c’était assez ambitieux du point de vue narratif et stylistique. Il y a un mélange entre le contemporain et le passé, il y a des ruptures de tons et tout ce jeu avec le spectateur. Est-ce qu’on est juste ? Est-ce qu’on lui en dit trop ? Ou pas assez ? On a énormément travaillé les détails afin que les spectateurs puissent découvrir des choses en deuxième lecture. C’est truffé d’indices qui nous racontent les secrets de l’histoire.
La parution en librairie du livre qu’écrit le héros lors de la série était-elle un moyen de brouiller encore plus la frontière entre fiction et réalité ?
C’est une idée qui est arrivée assez tôt pendant l’écriture. Dès 2018, je rêvais que l’on casse le quatrième mur. La série parle beaucoup, par le biais du personnage de Nicolas Duvauchelle, de la création : comment elle peut nous hanter, nous donner le sentiment de ne pas vivre dans le réel mais dans un monde de fiction lorsqu’on écrit ou que l’on fabrique un film. Il y avait toute cette dimension autour du récit : que signifie “raconter” ? Comment on donne une direction à sa vie ? Qu’est-ce que c’est recueillir le récit de quelqu’un ? De le transformer en livre ? À quel point on le trahit ?
Avec toutes ces thématiques imbriquées les unes dans les autres, il nous a paru évident qu’il fallait que ce roman, qui n’est pas une novellisation de la série mais vraiment le roman du héros, vienne percuter le réel. J’avais envie de raconter comment on peut être contaminé par son œuvre. Le seul exemple que j’ai comme celui-là, c’est le journal intime de Laura Palmer qui est une extension de la série Twin Peaks et qui offre le point de vue inédit de la victime qui est découverte morte dès le premier épisode.
Vous êtes actuellement en tournage. Est-ce un projet totalement différent ?
Il s’agit d’un film pour Amazon Prime Video. Ça s’intitule Drone Games et c’est l’histoire d’un jeune garçon, fan de drones, mais qui a une vie très difficile. Le temps d’un été, il va rencontrer une bande de jeunes anarchistes, eux aussi fans de drones. Ils vont l’entraîner à faire des braquages avec leurs appareils volants. Tout ça sur la côte Atlantique avec une atmosphère à la Point Break… Mais avec des drones. C’est à la fois un film d’action avec des images complètement inédites de drones et le récit initiatique d’un jeune garçon pendant l’été.