Critique

Peter Von Kant : la déclaration d’amour de François Ozon à Rainer Werner Fassbinder

04 juillet 2022
Par Félix Tardieu
Peter Von Kant : la déclaration d’amour de François Ozon à Rainer Werner Fassbinder
©Carole Bethuel

Dans Peter Von Kant, François Ozon porte à l’écran l’un des nombreux chefs-d’œuvre de R.W. Fassbinder, Les Larmes amères de Petra Von Kant(1972), et opère une sorte de transmutation au cours de laquelle le cinéaste allemand, mort d’une overdose à seulement 37 ans, reprend soudainement vie sous les traits de l’imparable Denis Ménochet.

Pour son 21e long-métrage, François Ozon s’attaque aux Larmes amères de Petra Von Kant, un des piliers cinématographiques du monument Rainer Werner Fassbinder – son premier sorti en France – qui précède notamment Tous les autres s’appellent Ali (1974), autre grand mélodrame (inspiré par Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk, maître du mélodrame dont s’inspirera beaucoup Fassbinder) du réalisateur et metteur en scène allemand mort d’une overdose en 1982 après avoir enchaîné les films à un rythme effréné, pour ne pas dire surhumain. Une quarantaine de films en moins de 15 ans, de quoi rivaliser avec la filmographie tout aussi prolifique de François Ozon ! Citons, parmi ses faits d’armes les plus récents, Jeune et jolie, Frantz, Grâce à Dieu (où apparaissait déjà Denis Ménochet), Été 85 ou encore Tout s’est bien passé, sorti pas plus tard qu’en septembre dernier. 

Dans Les Larmes amères de Petra Von Kant, R. W. Fassbinder transposait à l’écran, comme c’était souvent le cas, une de ses propres pièces de théâtre, ici centrée sur une styliste de renom, Petra Von Kant (Margit Carstensen), jouant de son aura pour séduire Karin, une jeune modèle incarnée par Hanna Schygulla, actrice fétiche de Fassbinder – que François Ozon a d’ailleurs invitée à jouer, dans un rôle avant tout symbolique, la mère de Peter Von Kant.

Présenté en février en ouverture du dernier Festival du film de Berlin, le film reste fidèle à l’œuvre de Fassbinder tout en la subvertissant avec un plaisir non dissimulé. Petra y devient le réalisateur Peter (Denis Ménochet) ; sa muse et confidente, Sidonie (Katrin Schaake), prend les traits d’Isabelle Adjani dans un rôle de diva on ne peut plus sur mesure ; son assistante prostrée dans le silence et la soumission, Marlene (Irm Hermann), devient le tout aussi mutique Karl (Stefan Crepon) ; Karin devient quant à elle un jeune acteur en devenir, Amir (Khalil Ben Gharbia), qui capte immédiatement le regard enivré de Peter Von Kant.

Un peu, beaucoup, passionnément…

Le film d’Ozon rejoue alors l’œuvre de Fassbinder dans un décor tout aussi étouffant, l’appartement de Von Kant délimitant la scène cruelle où Petra/Peter déverse ses sentiments à outrance, de la haine à l’amour le plus excessif. Le rythme des dialogues y est bien plus soutenu, le cadre moins théâtral, le trait grossi, la caméra plus mobile. Le mélodrame se fait toujours sentir, mais se tasse légèrement, l’enchaînement des scènes et des situations conférant alors au film une certaine couche de comédie. On y repère, parfois à l’identique, certaines répliques, certains objets et des pans entiers du décor, à commencer par la reproduction monumentale du Midas devant Bacchus (1630) de Nicolas Poussin.

Chez Ozon, l’adaptation des Larmes amères de Petra Von Kant est ainsi l’occasion d’un jeu des différences assez ludique (du moins pour celles et ceux qui auraient vu ou iront voir le film de Fassbinder) et risqué, qui aurait pu passer pour un remake légèrement snob et affecté si celui-ci n’était pas doublé d’une réflexion plus profonde et, gageons, sincère sur les affres de la création artistique, brossant en creux le portrait de Fassbinder lui-même.  

©Carole Bethuel

On serait effectivement en droit d’interroger, au-delà du geste formel consistant à inverser le genre des personnages principaux, la valeur ajoutée de ce remake par rapport à l’œuvre originale. Un peu comme lorsque Gus Van Sant se risquait à refaire Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) plan par plan – le cinéaste collant alors à une définition très littérale du remake ; une expérience formelle qui relevait plutôt d’une performance artistique digne d’Andy Warhol (Gus Van Sant a d’ailleurs monté il y a peu un spectacle musical autour du génie du Pop Art). Le film d’Ozon se situe dans cette veine-là : ce n’est pas un hasard si l’affiche du film reproduit quasiment à l’identique celle de l’ultime long-métrage de Fassbinder, Querelle (1982), dessinée par Andy Warhol, à ceci près que le film de Fassbinder n’est certainement pas autant ancré dans l’imaginaire collectif que le film d’Hitchcock.

Peter Von Kant laisse surtout poindre la fascination du réalisateur français pour Fassbinder, incarné, on l’aura compris, par un Denis Ménochet à contre-emploi, précisément là où on l’attend. Au détour d’un reflet, Ménochet, lunettes de soleil flanquées sur le front, se métamorphose soudainement en Fassbinder ; une manière d’exorciser la figure du metteur en scène allemand, qui se dissimulait lui-même sous les traits d’un personnage féminin pour évoquer, en filigrane, sa relation tumultueuse avec l’acteur Günther Kaufmann. C’est précisément cette trahison, cette manière qu’a Ozon de « démasquer » Fassbinder pour mieux cerner son personnage, qui confère au film son relief et son originalité. 

Le film de François Ozon est ainsi truffé de miroirs, le palais des glaces que constitue l’appartement de Von Kant reflétant la psyché du metteur en scène et sa manière compulsive de puiser dans ses rapports de domination à autrui la matière même de son œuvre. Un rôle qu’assume pleinement la mise en scène d’Ozon, à l’image de Karl, l’assistant entravé, tapotant un futur scénario du maître sur la machine à écrire tandis que Peter Von Kant étale ses états d’âme devant la caméra, comme s’il accouchait en direct, par l’entremise d’un individu réduit à l’état d’objet, de son prochain scénario. Ce faisant, Peter Von Kant tend un miroir à Fassbinder et à son propre rapport au cinéma, à travers notamment cette porosité constante entre la construction d’un récit et la vie chaotique du réalisateur allemand.

Tout cède sous le poids de son désir, tout comme Amir ploie sous le regard insistant de la caméra de Von Kant lors d’une séance de casting appuyant encore une fois cette absence de frontière entre la passion destructrice du metteur en scène et l’espace de la fiction, matérialisé par le plateau de tournage caché dans son appartement. 

©Carole Bethuel

L’étau se resserre alors autour d’Amir à mesure que la caméra le dévisage, tel le prolongement musculaire du corps de Von Kant, coïncidant avec ses pulsions, son désir de percer autrui à jour, de le posséder entièrement, sous tous les angles et de le couvrir d’amour. La mise en scène d’Ozon se veut alors le miroir du rapport compulsif, cruel, frénétique de Fassbinder au cinéma : tourner jusqu’à l’épuisement, aimer à l’excès, imprimer ses fantasmes sur la pellicule.

Habilement, Peter Von Kant dépasse le stade de l’exercice de style et se mue en un film réflexif sur le cinéma, avec ce personnage de réalisateur tentaculaire ne jouissant que de son amour pour les fantômes, les projections. Si bien que dans les derniers plans, le défilement des images d’Amir, projetées sur un écran de fortune, rappelle à quel point Von Kant est transi de ses propres créations (« J’ai préféré l’actrice à la femme », dira-t-il à propos de Sidonie) et prive totalement l’autre de sa subjectivité, dont le dévoué Karl figurait d’entrée de jeu le symptôme. 

Peter Von Kant, de François Ozon, avec Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Ben Gharbia, Hanna Schygulla, 1h25, en salle le 6 juillet 2022

À lire aussi

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste