Bâti sur les cendres de Clover Studio, filiale de Capcom à l’origine d’un certain Okami qui fera date dans l’histoire du jeu vidéo, PlatinumGames compte dans ses rangs un noyau dur d’esprits créatifs et talentueux œuvrant, depuis dix ans déjà, à refaçonner notre média de prédilection. Réinventer le jeu d’action en faisant exploser les critères d’intensité et de style, tel est le point de départ de leur philosophie. Un credo que le récent Astral Chain illustre de manière percutante.
L’ambition de laisser une trace indélébile en signant des titres sans compromis capables de marquer les esprits autant par le panache de leur direction artistique que par la frénésie de leur propos ludique guide dès le départ l’orientation des jeux PlatinumGames. Avec l’envie de dépasser les attentes des joueurs pour les surprendre en s’aventurant au-delà des limites habituelles du beat’em all ou du jeu d’action en général, le studio d’Osaka définit déjà les contours d’un public friand d’expériences originales et instantanées. Loin de se limiter au Japon, PlatinumGames cible l’international et réussit très vite à rendre son nom indissociable de ses productions, au point de générer une attente palpable à chaque nouveau projet annoncé. Dès lors, même si tous les titres du studio ne sont pas nécessairement des fleurons du jeu vidéo, chacune de leurs productions est scrutée avec curiosité tant on s’imagine qu’elle peut être à même de bouleverser les codes du genre, comme l’ont si bien fait Bayonetta ou, plus récemment, NieR Automata.
La folle ascension
À ses débuts en 2008, c’est un partenariat avec Sega qui guide la trajectoire du studio au travers de plusieurs titres qui contribueront à définir les bases de son identité. L’influence du Sin City de Frank Miller transparaît ainsi à la fois dans l’ultra violence et dans la monochromie stylisée de MadWorld, marquant les joueurs par son approche sans concession et ses gerbes de sang qui détonent d’autant plus fortement dans ces décors griffés en noir et blanc. L’effet comics est saisissant, toute la direction artistique du jeu reposant sur cet envie de nous immerger dans une BD trash, brutale et folle à lier dont on ne ressortira pas indemne. En un seul jeu, on sait déjà que PlatinumGames s’oriente vers le douzième degré au service d’un défouloir à l’état pur, perfectible assurément mais surtout éminemment prometteur. Le choix d’en faire une exclusivité Wii – console familiale par excellence – prend alors toute l’industrie à contre-pied et reporte la sortie japonaise à février 2010, avec un an de retard sur l’Occident !
Entre 2009 et 2010, les sorties rapprochées des jeux Infinite Space (sur DS), Bayonetta et Vanquish (tous deux sur PS3 et Xbox 360) ne permettent réellement qu’au deuxième d’obtenir les faveurs d’un public qui se range massivement derrière cette héroïne « badass » comparable au Dante ayant assuré le succès de Devil may Cry. Dans Bayonetta, tout est mis en œuvre pour ne laisser aucun répit au joueur, quitte à surenchérir dans la démesure la plus totale en termes de confrontations et d’effets visuels. L’atmosphère décalée et le charisme supérieur de la sorcière punisseuse d’anges achèvent de rendre l’expérience mémorable. Que l’on aime ou pas Bayonetta, le jeu ne laisse personne indifférent et marque les esprits, appelant logiquement des suites à venir.
Alors au sommet de sa créativité, PlatinumGames déçoit pourtant en 2012 avec Anarchy Reigns qui tente de marcher sur les traces de MadWorld sans parvenir à convaincre. En dépit de sa proposition online multijoueur et de sa volonté assumée de viser le chaos absolu à l’écran, Anarchy Reigns s’avère largement en dessous des attentes des joueurs qui savent désormais que le studio est capable de beaucoup mieux.
Il faudra moins d’un an au développeur pour faire oublier cette contre-performance en concentrant tous les regards sur un projet qui s’annonce autrement plus ambitieux. Avec le feu vert de Konami et Hideo Kojima, PlatinumGames offre son heure de gloire à un Raiden devenu cyborg dans Metal Gear Rising: Revengeance. Et ce dérivé de la franchise ne fait pas dans la demie mesure. La promesse de pouvoir trancher au katana tout ce qui se trouve dans le jeu, boss et environnements compris, fascine autant qu’elle inquiète. Exit l’ADN précieux de la série, l’infiltration laisse place à une action fulgurante rebaptisée pour l’occasion « Lightning Bolt Action ». Car pas question pour le studio d’Osaka de s’emparer d’une telle licence sans la transcender de fond en comble, au point de la rendre ici méconnaissable. Avec le recul, et en acceptant de le considérer pour ce qu’il est, à savoir un OVNI au sein de la franchise de Konami, Metal Gear Rising: Revengeance révèle des vertus inattendues. Rien ne résiste à la découpe méthodique d’un Raiden enfin réhabilité dans ce titre que seul PlatinumGames pouvait engendrer.
Baisse de régime
L’intérêt généré la même année par l’intriguant The Wonderful 101 sur Wii U et la sortie de Bayonetta 2 ne suffisent pas à empêcher le studio japonais de basculer ensuite dans un véritable trou noir créatif qui lui fera perdre une bonne partie de son aura. Visiblement en panne d’inspiration, PlatinumGames enchaîne sans conviction des projets de commande dépourvus de ce qui faisait jusqu’à présent l’identité de ses précédents titres. L’adaptation de la série animée The Legend of Korra vire au simple produit cross-média destiné aux fans les moins exigeants et même l’emploi du cel-shading semble effectué de manière scolaire dans un soft totalement dépourvu d’âme. Deux ans plus tard, PlatinumGames replonge la tête la première dans les mêmes pièges avec son Teenage Mutant Ninja Turtles : Des Mutants à Manhattan qui cumule des maladresses identiques indignes de la réputation du studio.
Entre-temps, deux autres franchises de renom ne sortiront pas véritablement grandies de leur collaboration avec les créateurs de Bayonetta. Si Transformers: Devastation ne démérite pas, sauvé par une réalisation propre, un souci de lisibilité inhabituel pour le studio et un fan service efficace, il reste tout de même loin du hit espéré de la part d’un développeur de la trempe de PlatinumGames. Quant à Star Fox Zero, en exclusivité sur Wii U, il donne le sentiment que le studio n’a pas saisi l’essence du titre culte de Nintendo qui méritait mieux qu’un épisode vite plié, vite oublié, et dépourvu de séquences aussi marquantes que dans Lylat Wars sur N64. La mise en avant du gameplay asymétrique permettant, grâce aux spécificités de la console, de jongler à volonté entre la vue cockpit ou externe, ne suffira pas à lui épargner l’ire des fans qui espéraient davantage de cette alchimie tant attendue.
Sursauts, espoirs et fulgurances
Si l’on ne peut dire de quelle étoffe sera constitué l’avenir de PlatinumGames, le tour de force réalisé en 2017 par le studio sous la houlette de Taro Yokô à travers le jeu NieR Automata se veut franchement rassurant. En redonnant une chance au mal-aimé NieR de prolonger son propos dans un épisode que personne n’attendait et en lequel personne n’aurait osé croire, Square Enix a su extirper le meilleur du potentiel de PlatinumGames au point de créer l’événement. Devenu très vite incontournable, NieR Automata renferme bien plus que ce que sa forme nous laisse entrevoir, le jeu en lui-même et sa dimension ludique n’étant finalement qu’un prétexte à une recherche narrative surprenante d’efficacité. Le genre de titre auquel on pardonne volontiers tous ses délits de faciès pour se concentrer sur son propos qui nous pousse dans un schéma de pensée totalement inhabituel dans le cadre d’un jeu vidéo. En dépit de l’annulation de Scalebound, on recommence alors à croire en PlatinumGames et à sa capacité à nous sortir de notre zone de confort pour nous surprendre, comme à ses débuts.
Contexte oblige, la suite passera nécessairement par des projets de moindre envergure sur smartphones, à l’image de World of Demons et de l’énigmatique Lost Order qui osent le pari fou de porter la frénésie propre au studio à l’échelle des supports mobiles.
Mais en attendant les poids lourds que seront sans aucun doute Babylon’s Fall et Bayonetta 3, c’est un certain Astral Chain qui tire la couverture à lui en ce début d’automne 2019, en exclusivité sur Switch.
Astral Chain remet les choses au point
Un simple coup d’œil au staff responsable de sa création suffit à entrevoir le potentiel d’Astral Chain. Takahisa Taura, senior game designer remarqué sur NieR Automata, relève ici le défi d’assurer la réalisation du titre. Le tout sous la supervision d’un Hideki Kamiya que l’on ne présente plus (Resident Evil 2, Devil May Cry, Okami, Bayonetta…). Plus surprenant sans doute, le character design est signé Masakazu Katsura : le mangaka de Zetman, Wingman et Video Girl Ai. Cette fusion de talents venus d’horizons divers confère à Astral Chain une identité bien à elle qui se veut aussi hétéroclite dans ses ambiances (SF, méchas, cyberpunk) que dans sa traduction ludique. Le titre s’amuse en effet à combiner des styles de gameplay très différents pour diversifier sa proposition. Ses enquêtes sur le terrain lui donnent ainsi parfois des airs de jeu d’investigation avant que des confrontations à grande échelle ne le fassent basculer dans du beat’em all pur et dur, avec seulement quelques courtes pauses au QG pour respirer et bichonner nos méchas.
Ce terme est d’ailleurs inapproprié, car les alliés mécaniques qui font toute la particularité d’Astral Chain sont en réalité des chimères hostiles capturées par nos agents et rebaptisées Légions. Des armes vivantes, en quelque sorte, dont on s’assure l’obéissance grâce aux chaînes qui nous relient à elles et que l’on doit retourner contre des créatures venues d’un autre monde qui menacent ce qu’il reste de l’humanité. Réfugiés dans une mégapole appelée Arche, les survivants ayant échappé à la corruption de la matière rouge qui infeste la planète ne peuvent désormais compter que sur les agents spéciaux de Neuron, une force d’intervention d’élite qui tire sa force des fameuses Légions. Toute la singularité d’Astral Chain réside ainsi dans cette idée de nous faire combattre en duo en contrôlant simultanément l’agent et sa Légion sans pouvoir s’affranchir des limites de la chaîne qui relie les deux individus. Mine de rien, cela implique beaucoup de choses en termes de battle design et suffit à démarquer habilement le soft des autres beat’em all du studio.
Car l’efficacité des codes d’Astral Chain va au-delà de la logique habituelle des jeux d’action en exploitant la chaîne au maximum de ses possibilités, c’est à dire en lui trouvant d’autres formes d’emploi qui sont, pour certaines, assez inattendues. Les connaisseurs penseront alors immanquablement à un certain Pandora’s Tower qui s’était fait remarquer sur Wii il y a quelques années avec sa chaîne ultra polyvalente autorisant un nombre étonnant d’interactions différentes à l’écran. Et Astral Chain s’en inspire manifestement avec ses techniques offensives et défensives reposant sur l’usage manuel de la chaîne. Véritables ballets martiaux, les combats nous donnent l’occasion de placer toutes sortes de feintes tels les combos de chaîne pour frapper un grand nombre d’ennemis en un éclair, les ligotages paralysant les chimères, ou même des contres impressionnants. Le joueur et sa légion tendent alors la chaîne comme un filet pour stopper l’ennemi en train d’effectuer une charge afin de le projeter violemment en arrière.
Aussi jouissif qu’efficace, ce type de mouvements requiert une assimilation rapide du mode de déplacement de la Légion située en bout de chaîne, mais le résultat contribue à rendre les joutes extrêmement stylées. Et si le fait de contrôler simultanément les déplacements de deux entités à l’écran a de quoi dérouter au départ, on s’y fait finalement d’autant plus vite que c’est au joueur qu’il appartient de décider à quel moment il va désolidariser les deux membres de son duo. Sachant que le titre fait intervenir pas moins de cinq Légions ayant chacune des talents uniques et que l’usage de la chaîne autorise également d’autres types d’interactions lors des phases d’enquête (espionnage, assainissement des humains corrompus), on comprend que les concepteurs ont eu raison de miser sur un game design aussi audacieux.
PlatinumGames oblige, le titre hérite également de la fougue indissociable des jeux du studio, avec en point d’orgue une intensité maximale au sein de confrontations dantesques dans le but d’assurer un grand spectacle permanent… quitte pour cela à sacrifier parfois une partie de sa lisibilité. C’était déjà le cas des autres productions et Astral Chain ne fait pas exception avec sa caméra qui s’égare totalement par moments, surtout lorsque l’action est au point culminant de sa fureur, nous obligeant à jouer quasiment à l’aveugle. Difficile pour autant de lui en vouloir tant on n’imaginerait pas un titre PlatinumGames se laisser parcourir sans imposer une maîtrise parfaite des rouages de son gameplay. Une fois assimilés les timings de frappe, plus besoin de voir à l’écran les signaux de combos ou de finish moves pour les déclencher avec réussite. Dans le cas d’Astral Chain, cela concerne surtout la notion de synchronisation avec sa Légion, autrement dit l’efficacité avec laquelle le joueur saura guetter les instants où il sera possible d’enchaîner les coups directs avec des attaques combinées propres à chaque légion. En clair, cette fraction de seconde où la chaîne passe en surbrillance pour nous donner le feu vert des actions de synergie. Un momentum que l’on apprend à deviner à l’instinct pour ne pas rater l’occasion de prendre l’avantage même si le signal visuel se trouve noyé dans un déluge d’effets pyrotechniques en tout genre. L’esprit des jeux PlatinumGames, c’est aussi sortir de sa zone de confort pour dépasser ses limites en acceptant de ne pas forcément toujours tout maîtriser, et s’en sortir in extremis au terme de batailles acharnées.