Échec commercial en 1982, « Tron » aurait dû disparaître. Pourtant, 43 ans plus tard, son esthétique est partout. Et voilà que la saga s’offre un nouveau chapitre avec « Tron : Ares ». L’occasion de revenir sur le destin de ce film unique. Décryptage d’une anomalie qui a fini par voir le monde lui ressembler.
Il y a des films qui marquent leur époque, et il y a ceux qui l’annoncent. Tron est de ceux-là. L’idée, son réalisateur Steven Lisberger l’aurait eue devant une borne d’arcade Pong. De là est né un conte de fées high-tech qui, à sa sortie, a dérouté le public.
Trop froid, trop abstrait, le film, incarné par un jeune Jeff Bridges dans le rôle de Kevin Flynn, en programmeur de génie, a échoué à convaincre, laissant la critique perplexe. Mais là où un blockbuster aurait sombré dans l’oubli, Tron a entamé une seconde vie, porté par une communauté qui a vu en lui non pas un film mais tout un monde à explorer.
Erreur 404 : public non trouvé
En 1982, Tron échoue à devenir un blockbuster précisément parce qu’il est trop en avance. Produit par Disney, le film marque une rupture esthétique radicale : un ovni dans la filmographie du studio qui sortait de son classique Rox et Rouky. Son langage visuel, aujourd’hui iconique, est alors perçu comme un gimmick froid et inaccessible, à l’inverse d’un Star Wars qui visait le photoréalisme. Tron, lui, assume et thématise son artificialité.
Cette singularité visuelle provient de son esthétique backlit, procédé artisanal où les acteurs, filmés en noir et blanc sur fond noir, voyaient les lignes de leurs costumes rehaussées de lumière par un jeu de masques et d’expositions multiples, image par image. L’incompréhension de l’époque est telle que l’Académie des Oscars refuse de le nommer pour les meilleurs effets spéciaux, au motif que l’ordinateur « avait fait tout le travail ». Comme pour Blade Runner, sorti la même année, son échec commercial initial a paradoxalement posé la première pierre de son futur statut d’œuvre culte.
La Grille avant l’histoire
Le culte de Tron s’est bâti sur une inversion fondamentale : son histoire, volontairement minimaliste, s’efface au profit de son univers. Le film a ainsi offert à ses fans bien plus qu’un récit : un lieu, un vocabulaire et ses propres mythes.
Entre la Grille, arène numérique où s’affrontent les programmes, les motos lumineuses des Light Cycles, les « Utilisateurs », ces programmeurs humains perçus comme des divinités ou le Master Control Program (MCP) : l’intelligence artificielle totalitaire qui règne sur ce monde a fourni une grammaire visuelle et sémantique pour imaginer le cyberespace.
Et c’est précisément cet univers, à peine effleuré par une histoire minimaliste, qui va s’avérer extraordinairement fertile. Si le film a déçu au box-office, le jeu d’arcade dérivé, Tron : Deadly Discs, fut un triomphe, ancrant l’univers de Tron dans l’imaginaire collectif. En plaçant le cyberespace comme un décor tangible, le film a en effet ouvert une brèche créative.
Là où Tron proposait d’entrer dans un jeu, Matrix a posé une question bien plus troublante : et si nous y étions déjà, sans le savoir ? Plus tard, Ready Player One en fera l’ultime refuge social, l’exutoire d’une humanité fuyant un réel en ruines. En posant la première pierre de tous ces mondes virtuels, le film de Steven Lisberger est devenu bien plus qu’une œuvre : l’acte fondateur de notre imaginaire numérique.
Daft Punk, grands prêtres du culte
Le culte de Tron mettra près de trente ans à devenir assez puissant pour justifier une suite. Une sorte d’opération « Reset » menée par un fan de la première heure, le réalisateur Joseph Kosinski. Tron : L’Héritage (2010) ancre son récit dans la relation filiale entre Sam Flynn (Garrett Hedlund) et son père Kevin. Dans un écrin de néons et de verre noir, Jeff Bridges, crépusculaire, livre une double performance saisissante : celle du créateur vieillissant, figure quasi-christique exilée dans sa propre création, et celle de son avatar numérique maléfique, Clu, rajeuni par des effets spéciaux alors révolutionnaires.
Mais cette symphonie visuelle ne serait rien sans sa partition : une bande-son confiée à Daft Punk. Une évidence ! Un acte de dévotion, achevant d’ancrer la saga dans la pop culture. Fusion parfaite entre pulsations électroniques et envolées symphoniques, leur travail offre à Tron le son qu’il attendait depuis 30 ans. L’album Tron Legacy devient un phénomène surpassant pour beaucoup le film lui-même, transformant la « chapelle » de fans en cathédrale mondiale, à l’instar de la partition de Vangelis pour Blade Runner – un héritage colossal, désormais entre les mains de Nine Inch Nails, auteur de la BO de Tron: Ares !
De la science-fiction au documentaire
Si le culte de Tron persiste aujourd’hui avec une telle force, c’est que ses thèmes sont devenus notre réalité. L’intelligence artificielle, les mondes virtuels, l’identité numérique… le film de 1982 parlait déjà de notre présent. À l’image de ce MCP, d’une lucidité prophétique : simple jeu d’échecs, il s’émancipe de son créateur, évolue de manière incontrôlée en absorbant d’autres programmes et projette de contrôler le monde. Bien avant ChatGPT, Tron mettait en scène la prise de pouvoir d’une IA.
C’est sur ce terreau que s’annonce Tron : Ares. Réalisé par Joachim Rønning, le film émerge enfin après une décennie où le projet est resté dans les limbes des studios Disney. Son acteur principal, Jared Leto, a confirmé vouloir ramener la franchise « à l’heure de l’intelligence artificielle ».
Le synopsis est sans équivoque : Ares, un Programme, est envoyé dans notre monde, marquant la première rencontre entre l’humanité et des êtres d’IA. Ce qui n’était qu’un fantasme de SF – un programme s’échappant de la Grille – est désormais une question de société brûlante. Tron n’est plus une simple curiosité visuelle. C’est un mythe fondateur de notre ère numérique.