
Chanteuse de jazz et de cinéma, comédienne de cœur et de scène, Nicole Croisille s’est éteinte à l’âge de 88 ans ce 4 juin 2025. L’interprète de « Parlez-moi de lui », et voix inoubliable du film « Un homme et une femme », laisse derrière elle une œuvre sensible, exigeante, habitée. Elle aura traversé les décennies avec élégance, embrassant les mots comme on serre une main, sans jamais trahir l’émotion.
Une enfance bercée par la musique
Elle était de celles que l’on croit connaître sans vraiment les entendre. Et pourtant, quelle voix. Grave et suave, à la fois retenue et incandescente, elle avait le timbre rare de celles qui viennent du théâtre, autant que du ventre. Née à Neuilly-sur-Seine en 1936, Nicole Croisille entre dans la vie comme sur scène : avec grâce, et déjà l’envie de danser.
Formée à l’Opéra de Paris, elle entame sa carrière comme ballerine avant de rejoindre les rangs de la Comédie-Française. Mais c’est dans le silence qu’elle commence à écrire sa légende, aux côtés du mime Marcel Marceau. Cette expérience fondatrice aiguise en elle le goût de l’expression corporelle, du geste juste, du mouvement habité.
Joséphine, l’Amérique, les grands départs
C’est Joséphine Baker qui l’arrache à la France des années 50. Nicole s’envole pour les États-Unis, apprend l’anglais sur scène, chante dans les clubs feutrés de Harlem et s’imprègne de jazz, de blues, de gospel. À New York et à Chicago, elle forge une musicalité souple et métissée, teintée d’une sensualité rare. Elle est Tuesday Jackson dans certains disques, pour mieux épouser les sons de là-bas.
Elle travaille avec Ray Ventura, côtoie des musiciens comme Michel Legrand, Claude Bolling ou encore Claude Nougaro, dont elle chantera plus tard les textes avec une ferveur nue. Nicole Croisille n’est pas une vedette à la mode : elle préfère l’exigence des studios, la chaleur des petites scènes, la fidélité aux mots.
Dabadabada, la consécration
C’est Claude Lelouch qui lui offre en 1966 le rôle – ou plutôt la voix – qui la propulsera dans l’éternité. Elle interprète la bande originale de Un homme et une femme, chef-d’œuvre d’émotion signé Francis Lai. Avec Pierre Barouh, elle chante le mythique « dabadabada », cet air doux-amer qui a traversé les générations. L’onde de choc est immédiate : Palme d’or à Cannes et Oscar de la meilleure musique. Nicole Croisille devient la bande-son d’un monde qui rêve encore d’amour simple.
Elle prêtera de nouveau sa voix au cinéma dans Vivre pour vivre, Les Uns et les Autres ou encore Les plus belles années d’une vie. À chaque fois, elle livre un supplément d’âme, un grain de vérité qui dépasse les dialogues.
L’émotion comme signature
Dans les années 1970 et 1980, elle poursuit une carrière musicale brillante. On lui doit des titres devenus cultes : Une femme avec toi, Téléphone-moi, J’ai besoin de toi, j’ai besoin de lui, Emma… Autant de chansons pleines de douceur, de force et de clair-obscur. Elle dit toujours ses textes avec pudeur, sans jamais surjouer.
Elle chante l’amour, la solitude, la tendresse. Son interprétation de Je t’apprendrai l’amour, composée par Alice Dona, reste un sommet d’élégance vocale. Elle collabore aussi avec Didier Barbelivien, Jean-Loup Dabadie, Pierre Delanoë… Des auteurs qui reconnaissent en elle une actrice de la chanson, une femme libre.
En 1974, elle est choisie pour représenter la France à l’Eurovision avec Tu m’avais dit. Mais le destin s’en mêle : la mort du président Georges Pompidou entraîne le retrait de la France. L’occasion manquée ne ternira jamais sa trajectoire.
Théâtre, comédies musicales…
Nicole Croisille fut aussi une femme de scène. À Broadway, elle triomphe dans Hello, Dolly! au Théâtre du Châtelet, mais aussi dans Irma la Douce, La Vie en vrac ou L’Opéra de quat’sous. Sur scène, elle chante, elle danse, elle joue, comme si rien ne pouvait la diviser.
Au cinéma, elle tourne pour Claude Lelouch, bien sûr, mais aussi pour Jean-Paul Rappeneau (Tout feu tout flamme), Jacques Demy (Parking), ou dans Les Misérables (1995). Sa présence y est toujours singulière : elle ne joue jamais à moitié, elle existe tout entière.
Une voix transmise, une flamme partagée
Si Nicole Croisille s’est tenue à distance des projecteurs, elle n’en a pas moins marqué plusieurs générations d’artistes. Des chanteuses comme Véronique Sanson, Maurane ou Camille ont salué sa capacité à faire vibrer le verbe et à incarner la musique sans artifice. Camille l’avait même citée comme inspiration lors de la sortie de son album Le Fil, louant « cette manière de respirer entre les notes ».
Son influence, discrète mais réelle, irrigue encore la scène francophone. Elle fut aussi une passeuse : à travers ses masterclasses rares, elle défendait une idée exigeante du métier, entre rigueur technique et sincérité émotionnelle.
Une femme de convictions
Féministe sans étiquette, Nicole Croisille a toujours défendu les rôles féminins complexes, les voix de femmes fortes. Elle rejetait les clichés et parlait volontiers de son choix de ne pas avoir d’enfants, revendiquant une vie d’artiste pleine, sans concessions. « Être libre, ce n’est pas être seule, c’est être vraie », confiait-elle dans une interview à France Inter en 2018.
Elle soutint aussi des causes sociales avec pudeur : la lutte contre le sida, les droits des artistes interprètes ou encore l’accès à la culture pour tous. Sans jamais chercher la lumière, elle œuvrait en retrait, fidèle à sa ligne.
Derniers feux
Décorée de la Légion d’honneur puis de l’Ordre du Mérite, elle ne revendiquait rien. Ses vraies décorations, c’était le respect des musiciens, l’admiration des auteurs, la fidélité du public.
Elle poursuit des projets jusqu’à l’âge de 85 ans. En 2022, elle déclarait dans une rare interview : « Ce qui me porte encore, c’est la vérité d’un texte, la justesse d’un souffle. » On l’avait vue cette même année reprendre Amstrong de Nougaro dans une version nue, simplement accompagnée d’un piano. Le silence dans la salle avait alors parlé pour elle.
L’adieu d’une grande dame
Sa disparition laisse un vide discret, mais profond. Elle appartenait à une génération d’artistes entiers, habités par l’élan plus que par le paraître. Aujourd’hui, ses chansons résonnent avec une douceur nouvelle, comme si elles contenaient déjà le silence qui vient.
Nicole Croisille est partie comme elle a vécu : avec dignité, sincérité, et ce léger voile dans la voix qui disait tout sans le dire. Il reste son regard rieur, sa voix grave – et cette sensation qu’elle savait mieux que personne ce que chanter veut dire.
Écouter Nicole Croisille, c’est entendre une femme qui n’a jamais cédé. Une femme qui a préféré la justesse à la facilité. Une voix qui danse encore, quelque part, entre deux silences.