Dans cette série, on tentera de revenir à l’origine d’une mécanique de jeu, de game design ou tout simplement d’une fonctionnalité qui a changé pour toujours l’histoire du jeu vidéo. Pour commencer, on s’intéresse à l’origine du monde ouvert.
Il s’est tellement imposé ces dernières années qu’il semble désormais acquis qu’un jeu à très gros budget proposera obligatoirement ce qu’on appelle communément un monde ouvert. Et si la définition de ce qu’est réellement un monde ouvert peut entrainer des débats, et notamment sur l’origine de cette philosophie de level design, on peut néanmoins tous s’accorder sur une définition commune et accessible.
Un jeu vidéo en monde ouvert offre la possibilité aux joueuses et aux joueurs de se déplacer librement dans un environnement, le plus souvent vaste, sans aucune coupure ni temps de chargement. Par conséquent, le jeu en monde ouvert se libère de la structure linéaire, dans la mesure où le protagoniste est libre de ne pas suivre le scénario ou les indications du jeu, pour simplement profiter de l’environnement et de ce qu’il a à offrir.
Une philosophie de level design, toujours, mais aussi un argument marketing, parfois, qui s’est imposé dans pratiquement tous les genres du jeu vidéo, et qui s’est même emparé de la plupart des licences les plus iconiques de l’histoire du média, de Final Fantasy à Zelda. Un immense succès qui s’explique probablement par la sensation de liberté, autant que par le changement de perspective qu’elle provoque : dans un monde ouvert, la joueuse ou le joueur n’est plus au centre de l’attention, et fait tout d’un coup partie d’un monde consistant qui donne l’impression d’exister avant et après l’expérience de jeu.
Les premiers jeux en monde ouvert
Cette définition, volontairement réductrice pour rester claire et concise, a le mérite de nous permettre de se plonger dans le passé pour découvrir quels sont les premiers jeux vidéo en monde ouvert. Et à ce petit jeu-là, on retrouve finalement beaucoup de candidats. Le premier d’entre eux est certainement Jet Rocket, un jeu d’arcade développé par SEGA en 1970. Alors qu’il a déjà la lourde responsabilité d’être le premier FPS de l’histoire, ce simulateur de vol et de combat d’avions de chasse peut aussi être considéré comme le premier jeu en monde ouvert, puisqu’il permettait de se déplacer, en vue à la première personne, dans toutes les directions.
Alors bien sûr, pour Jet Rocket, le rendu « monde ouvert » n’est pas encore le résultat d’une innovation technologique de pointe, mais plutôt d’une ingénierie des Temps modernes, avec son lot de manivelles, de jeux de miroirs, et le défilement d’une toile cirée équipée de petites diodes. Une machinerie invraisemblable que l’on vous invite à découvrir en vidéo, et qui témoigne déjà d’une ambition dévorante de liberté, dans des jeux vidéo qui n’en sont pourtant qu’à l’aube de leur existence.
Dix ans plus tard, en 1979, la sortie du jeu Adventure sur Atari 2600 marque un nouveau cap dans la conquête de l’open world. Son créateur, Will Crowther, était déjà à l’origine de Colossal Cave Adventure, un jeu d’aventure textuel dans lequel les joueuses et joueurs étaient libres d’aller dans n’importe quelle direction, à condition de l’écrire en deux mots. Dans Adventure, les environnements sont cette fois-ci vraiment représentés à l’écran. Il est possible de déplacer le personnage dans n’importe quel sens, et même de revenir sur ses pas. Pour la première fois, les joueuses et joueurs sont confronté.e.s à des environnements persistants, qui font entièrement partie du gameplay puisqu’il faudra se souvenir du chemin parcouru pour ne pas se perdre au retour.
Après Jet Rocket et Adventure, un troisième jeu est régulièrement cité pour évoquer les origines du monde ouvert. Et si l’on aurait aussi pu mettre en lumière des jeux comme Courageus Perseus (1984), connu comme étant le plus petit monde ouvert de l’histoire, ou encore Hydlide (1984), c’est probablement la sortie de Elite en 1984 (décidément, quelle année !) qui sera la plus marquante pour l’époque. Considéré comme l’un des jeux les plus innovants de tous les temps, Elite est un jeu de combat spatial dans lequel on incarne un marchand capable de se déplacer en vaisseau de planètes en stations spatiales pour vendre ses biens. Une liberté totale est offerte aux joueuses et joueurs, mais pas seulement dans les déplacements, puisqu’il est tout à fait possible de se lancer dans le commerce légal comme dans la contrebande, le tout sans but précis puisqu’il est impossible de remporter la partie ou tout simplement de finir le jeu.
Une révolution qui marquera une génération, et un jeune garçon en particulier. De son souvenir ému de la découverte du jeu Elite, le jeune Sam Houser tirera une conclusion géniale, et demandera aux équipes de développement du jeu Race’N’Chase d’en renverser le principe. Alors qu’il s’agissait au départ d’un jeu de poursuite dans lequel les joueuses et joueurs incarnent une voiture de police qui tente de rattraper des voleurs, il devient un jeu dans lequel on incarne des voleurs qui tentent d’échapper à la police. Dans la version originale, ne pas respecter le code de la route coûtait des points. Dans la nouvelle version, écraser des passants sur la route en rapporte. Le titre s’appellera finalement Grand Theft Auto, et participera plus tard à propulser le jeu vidéo en monde ouvert dans une autre dimension.
Shigeru Miyamoto, légende vivante du jeu vidéo, n’hésitera pas à citer Hydlide parmi les inspirations dont il a eu besoin pour créer un certain The Legend of Zelda, sorti en 1986 et également considéré comme une révolution du level design, entre autres. Dans ce premier Zelda, la joueuse ou le joueur n’a aucune indication de direction, et l’exploration du monde devient alors un aspect fondamental du gameplay pour comprendre le moyen d’avancer dans l’histoire. De quoi donner un peu plus d’intérêt encore à cette philosophie de level design qui s’apprête encore à changer de dimension avec l’arrivée de la 3D.
La révolution technique qui change tout
L’arrivée de la 3D dans le jeu vidéo est une révolution qui méritera d’être traitée en profondeur dans cette série. Mais elle aura évidemment un impact tout particulier sur les jeux en monde ouvert. Permise par les nouvelles puissances de calcul des consoles du début des années 2000, la « vraie » 3D – en opposition à la « fausse 3D » qui usait de subtilités techniques pour offrir une illusion de 3D – vient mettre à plat les bords du cadre et offre un horizon nouveau grâce au surgissement de la perspective.
Là où le premier Zelda poussait à l’exploration par une absence totale d’indication, et donc par une privation de ce que les joueuses et joueurs avaient l’habitude d’avoir, le monde ouvert en 3D pousse à l’exploration par sa perspective et son immensité, qui déclenchent une envie irrémédiable de conquête : « J’ai la possibilité d’y aller, alors j’y vais ». Là encore, c’est une manière de s’affranchir de la structure d’un jeu, qu’elle soit scénaristique ou non.
La démocratisation de la 3D va propulser le monde ouvert dans une dimension nouvelle, et lui permettra de s’attaquer à quasiment tous les genres possibles. Malgré tout, certains jeux méritent d’être évoqués ici tant ils ont joué un rôle important dans la popularisation de l’open world.
En 1999, le jeu Shenmue sort sur l’iconique Dreamcast de SEGA et pousse le concept de liberté pour les joueuses et joueurs à son paroxysme. Le système de jeu est d’ailleurs baptisé « FREE » pour Full Reactive Eyes Entertainment. Une manière de préciser que dans Shenmue, les joueuses et joueurs pourront absolument tout voir et tout faire. Malgré un succès commercial très limité, notamment car la Dreamcast restera malgré sa réputation une console relativement confidentielle, Shenmue est un jeu incroyablement en avance sur son temps : liberté totale de mouvement dans plusieurs quartiers de Tokyo, météo dynamique, PNJ actifs répartis partout dans les environnements du jeu, nombre incalculable de quêtes annexes, notion du temps qui passe… Autant de concepts rendus possibles grâce au développement du monde ouvert.
Malgré cette avance considérable, c’est un autre chef d’œuvre de l’histoire du jeu vidéo qui permettra au grand public de découvrir l’open world moderne. En 2001, Rockstar Games bouleverse l’industrie en sortant Grand Theft Auto 3, qui sera vendu à 18,5 millions d’exemplaires, bien aidé par les polémiques, mais aussi et surtout par le bouche-à-oreille et la course aux exploits vidéoludiques subversifs qui s’installe dans tous les collèges et les lycées d’Europe et des USA.
L’industrie du monde ouvert
La sortie de GTA 3 marque probablement le début d’une nouvelle ère. Face au succès tonitruant du jeu et de ses successeurs, les plus grands studios du monde entier se mettent au travail pour parvenir à développer des jeux en monde ouvert. D’une part parce que cette nouvelle manière de jouer fait vendre, mais aussi et surtout parce qu’elle a la capacité de donner vie à des univers déjà bien connus par des millions de joueuses et joueurs.
Le monde ouvert permet d’installer un rapport nouveau au jeu, en propulsant l’immersion dans une autre dimension. Le rêve ultime devient alors la création d’un jeu en monde ouvert en ligne, dans lequel il serait possible de croiser d’autres joueuses ou joueurs en temps réel. Beaucoup de studios poursuivent cet objectif, et de nombreux jeux du genre MMORPG commencent à rencontrer un certain succès. Mais à ce petit jeu-là, personne ne fera mieux que Blizzard Entertainment, qui fort de son expérience et de la profondeur de sa licence phare, Warcraft, sort en 2004 World of Warcraft, l’un des phénomènes les plus importants de l’histoire du média.
A lui seul, le titre de ce jeu massivement multijoueur en ligne permet d’expliquer ce que le monde ouvert peut apporter à l’expérience du public. Ce n’est plus un jeu, c’est un monde, entier, complet, vivant, que vous soyez connecté ou non. De quoi donner le vertige, et offrir un succès monumental à WoW, qui revendique 100 millions d’abonnés en 2014, dix ans après sa sortie.
Le progrès technique, les nouvelles consoles et les connexions internet de plus en plus rapides permettent aux jeux en monde ouvert de progresser rapidement, jusqu’à s’imposer dans tous les genres. L’éditeur français Ubisoft, que ce soit avec sa série Assassin’s Creed ou encore Watch Dogs et bientôt Avatar : Frontiers of Pandora, devient capable de décliner sa formule à l’infini. De quoi générer de premières critiques, sur fond de lassitude.
Heureusement, les studios continuent encore aujourd’hui à travailler sur le monde ouvert pour lui permettre de continuer à évoluer et à s’adapter aux nouvelles manières de jouer. Certains titres, comme The Legend of Zeda : Breath of the Wild (2017) ou encore Elden Ring (2022), parviennent non seulement à moderniser des licences ancestrales, mais aussi à bouleverser les codes d’une philosophie de level design qui semblait commencer à arriver en bout de course.
Mais vous l’aurez compris, le monde ouvert, sa proposition de liberté et son incitation à l’exploration, sont au cœur de l’ambition des studios de développement depuis le tout début de l’histoire du jeu vidéo. Et il n’y a pas de raison que ça s’arrête, d’autant que les nouvelles technologies qui arrivent semblent encore une fois parfaitement pensées pour améliorer encore l’expérience de jeu en monde ouvert.