La courte histoire du label Riverside s’est déroulée à une période charnière dans l’histoire du jazz. Entre les Anciens, venus du swing, les novateurs hard bop, et les esprits libres, la firme discographique new-yorkaise n’a jamais choisi, produisant quelques-uns des disques les plus intéressants dans tous ces styles.
Une naissance en tandem pour Riverside Records
Deux New-Yorkais, amis depuis leur adolescence, se passionnent pour le jazz. Tous deux étudient à l’Université de Columbia, mais la guerre change leur destin : en 1944, Orrin Keepnews part au Japon, tandis que son camarade Bill Grauer débute une carrière de journaliste musical. Ils se retrouvent après-guerre. Tandis que le premier vivote dans le milieu de l’édition, le second parvient à racheter le magazine The Record Changer, et embauche son ami. Tous deux réussissent à devenir une référence avant-gardiste du jazz, publiant notamment un portrait du pianiste Thelonious Monk.
Leur nez creux et leur goût du jazz les conduisent à produire eux-mêmes des disques et fondent Riverside Records en 1952. Avec un petit budget, les deux artisans se partagent les tâches : Bill Grauer s’occupe de l’aspect commercial, Orrin Keepnews de la direction artistique. Au départ, ils publient des compilations de pionniers, issus du Dixieland et du swing, comme Louis Armstrong, King Oliver ou Bix Beiderbecke. En 1955, ils signent un gros coup, avec l’album de Thelonious Monk Plays Duke Ellington. Le génie du piano s’y révèle aux oreilles du grand public.
Un âge d’or de l’ouverture d’esprit
À la charnière du be-bop et du hard bop, Thelonious Monk est si inventif qu’il est davantage un électron libre qu’un leader de courant. Devant son succès, d’autres jazzmen du même acabit choisissent de goûter aux méthodes du jeune label new-yorkais, qui privilégie la qualité à la quantité. Bill Evans se révèle ainsi en 1957, avec son premier album, New Jazz Conceptions, qui se situe non loin du cool jazz pratiqué du côté de la Californie, à l’époque, avec un toucher qui évoque la musique classique romantique. L’homme rentre dans le panthéon du jazz (il deviendra l’un des compositeurs du Kind of Blue de Miles Davis quelque temps plus tard) prouvant le rôle de découvreur de Riverside Records. La maison débauche également Sonny Rollins, alors à son pic, et lui fait enregistrer le merveilleux The Sound of Sonny. Riverside met aussi le pied à l’étrier au pianiste Wynton Kelly, autre accompagnateur de Miles Davis, qui y signe l’excellent Piano. Du côté du hard bop pur, les plus grands noms du genre font un passage par Riverside, à une époque où l’exclusivité n’est pas la norme dans les contrats entre musiciens et producteurs. Le flamboyant Wes Montgomery grave ainsi chez MM. Grauer et Keepnews le légendaire The Incredible Jazz Guitar of Wes Montgomery, Cannonball Adderley, en compagnie de Bill Evans, Sam Jones et Philly Joe Jones dévoile l’étendue de ses talents sur Portrait of Cannonball… Mais le label démontre aussi son ouverture d’esprit : Chet Baker, à la trompette, enregistre en son sein Chet Baker in New York, plus proche de l’approche cool que les productions de ses camarades de catalogue.
Une fin difficile
Malgré la fidélité de certaines signatures, notamment Bill Evans (qui écrit en l’honneur d’Orrin Keepnews le morceau Re-Person I Knew, anagramme du nom du producteur), et des enregistrements toujours passionnants (dont Abbey is Blue de la chanteuse Abbey Lincoln, ou les disques de la formation majeure du hard bop, Art Blakey & the Jazz Messengers, dont Caravan et Kyoto), les départs de certains musiciens pour Verve ou Columbia plombent le catalogue de Riverside. En 1963, la mort de Bill Grauer, d’une crise cardiaque, révèle la mauvaise santé financière de la compagnie, dont les comptes ont été cachés. La firme fait faillite, Orrin Keepnews devenant producteur indépendant. Depuis lors, le catalogue légendaire de cette firme ne cesse d’être réédité par les spécialistes, qui voient dans la marque l’un des symboles d’une ère importante de l’histoire du jazz.