Entretien

Raconte-moi un dessin : l’univers rocambolesque de Run

29 mai 2018
Par Mathilde1

Alors que les aventures de Mutafukaz prennent leur envol sur grand écran, doublées par Orelsan et Gringe, on a rencontré le dessinateur et scénariste de la BD, Run. Il nous raconte l’histoire de Dark Meat City, revient sur la genèse de Vinz et Angelino et sur le récent projet cinématographique de Mutafukaz. En route sous le soleil de Californie en compagnie de ces joyeux drilles !

« Je vais dessiner Vinz, c’est un personnage que j’aime bien. »

Run : « C’est un personnage que je ne risque pas de louper, parce que je le dessine souvent en dédicace. Dans ces moments là, il vaut mieux qu’il y ait le moins de surface noire à corriger, car ça prend énormément de temps ! 

Vinz, je l’ai créé, en même temps qu’Angelino, qui ne s’appelait pas encore Angelino. Vinz s’appelait « Burning Head » et Angelino, « Mother Fucker ». Je les avais créés pendant la période d’Halloween en 1997. Je cherchais des designs qui soient absolument identifiables à Halloween. Angelino avait une tête de citrouille, et Vinz, j’étais parti sur un délire de tête de mort, puis de tête de mort enflammée puisque c’était une réminiscence de Doom, le jeu de tir. Puis je me suis dit « tiens, on dirait une espèce de Ghost rider raté », c’était très bien ! »

Mutafukaz - RunMutafukaz - Run

La genèse de Mutafukaz

« Au fur et à mesure, j’ai décidé d’en faire une BD. Au début, c’était des strips. Les deux personnages étaient en conflit avec une autre petite créature, Arthur, un diable. C’était des strips assez absurdes sur une page. Au final, j’ai décidé de faire une histoire plus longue sur la tête de citrouille et la tête de mort où ils se mêlaient à un groupe d’enfants pour aller chercher des bonbons pour Halloween, sauf qu’eux étaient des vrais monstres au milieu d’enfants déguisés !

De fil en aiguille, j’ai commencé à aimer les personnages ; ce n’était pas encore tout à fait une version 0 de Mutafukaz, mais il commençait à y avoir quelque chose. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que c’était compliqué de faire une tête de citrouille sur chaque case, donc je lui ai retiré sa tête, à Angelino. Le plus facile, c’était de ne rien faire : pas de visage, juste des yeux. C’est comme ça qu’est arrivée la première version d’Angelino. Vinz n’a pas beaucoup bougé.

Ensuite, j’ai commencé à les confronter à une histoire d’invasions extraterrestres, et c’est devenu la première version de Mutafukaz. »

 Mutafukaz - tome 1

Je travaille à l’instinct

« Les ruptures graphiques [dans Mutafukaz], c’est parce que je ne me suis jamais senti légitime en tant que dessinateur. Conscient de mes lacunes, j’avais envie de surprendre le lecteur en changeant complètement de style et en expérimentant d’autres choses. […] Honnêtement, c’est une forme de cache-misère.

[…] Je me sens à l’aise dans pas mal de moyens d’expression et je me suis dit que ça pouvait être intéressant de mettre tout ce que j’avais appris à profit, tant que ça servait la narration. »

Il n’y a pas de motivation à avoir mon propre univers, c’est un besoin.

« Il n’y a pas de plan, il y a juste une envie de raconter des choses. J’ai toujours dessiné. Quand on me demande « à quel âge tu as commencé ? », c’est une question mal tournée, puisque tous les enfants dessinent. La question qu’on pourrait me poser c’est « pourquoi tu ne t’es pas arrêté de dessiner, comme tout le monde ? ».

C’est un moyen d’expression qu’on a très tôt, mais la majorité des gens lâchent ce moyen d’expression assez vite et les dessinateurs ont continué à dessiner. À aucun moment on est frappé d’un don et on se dit « Ah ! je vais me mettre au dessin ! ».

On dessine tous, j’ai conscience de mes lacunes, quand je vois certains dessinateurs, c’est des brutes ! Je vois que je ne suis pas à la hauteur. Mais je transforme ces lacunes. On me pose la question d’où vient mon style : ce n’est pas moi qui aie choisi mon style, c’est le style qui m’a choisi, je fais en fonction de mes contraintes. S’il y a un dessin qui me pose problème, je vais trouver un autre moyen de le raconter, ou si j’ai des problèmes à dessiner des mains ou des pieds, je vais les dessiner à ma manière, c’est ce qui crée mon style. »

La BD 3D, un rêve d’enfant

« La 3D, c’est le même dessin, mais il faut dessiner sur des calques séparés pour créer de la 3D de manière artificielle. Sur les lunettes, il y a un œil bleu et un œil rouge et, sur le dessin, il faut inverser. C’est un jeu de profondeur de champ. L’œil bleu va effacer la couleur bleue et l’œil rouge va effacer la couleur rouge. Le croisement crée la 3D mais la manière de dessiner reste la même.

J’ai voulu faire de la 3D au sein de mon univers car j’avais des souvenirs d’enfance. La première fois que j’ai mis mes lunettes 3D, c’était pour voir La créature du lagon noir : un événement total, on pouvait mettre des lunettes 3D devant sa télé et on voyait la créature sortir du lagon, comme si on y était ! Ce n’était pas la 3D d’aujourd’hui mais ça fonctionnait grâce à une technique, la stéréoscopie, avec le vert et le rouge ou le bleu et le rouge.

Quand j’avais expérimenté ce truc-là, gamin, ça m’avait tellement fasciné que c’est devenu un objet culte pour moi. Quand j’ai fait ma BD et que j’ai eu l’occasion d’en faire, ça m’est revenu naturellement. L’émerveillement que tu peux avoir avec un simple truc en carton posé sur le nez, c’est génial…

Je pense que tout vient de l’enfance. Si tu choisis de devenir dessinateur de BD, je me suis toujours posé la question si ce n’était pas un souci de maturité ou une sorte de fuite vers l’avant….  C’est se créer son propre monde qu’on peut diriger, dans lequel on peut vraiment décider de tout, qu’on peut contrôler, tout simplement. »

« Les personnages finissent par ne plus m’appartenir… »

« …dans le sens où je les connais tellement qu’ils ont presque une vie autonome. Quand je fais ma bande dessinée, je pose juste les bases, le décor. Je suis spectateur de mon propre travail. Même moi, je ne sais pas exactement ce qui va se passer la scène d’après. Je laisse les personnages agir. J’ai un fil conducteur, je sais vers où je tends. Par contre, il y a une autonomie des personnages, qui est assez cool. C’est parce que je vis avec depuis tellement longtemps. Je sais exactement comment ils réagissent face à telles ou telles situations. J’ai l’impression que mon rôle ne se limite plus qu’à créer des situations et à les laisser se débrouiller.

Parfois en dédicace on me demande des choses : « Tu peux faire Vinz qui fait ça ou Angelino qui fait ça ? », et je me dis, « mais il ferait jamais ça, en fait ! » et je leur dis « tu ne peux pas trouver autre chose ? ». Souvent les gens se disent « Ah ! il se la raconte, ce mec, il ne veut pas faire mon dessin », mais j’aurais l’impression de trahir mes personnages ! ».

Du bon usage de la douche

« Il y a des périodes ou t’es down et t’as plus rien… Les idées, elles viennent malheureusement en pleine nuit, pendant une espèce de rêve où tu te dis « ah ! mais c’est pas mal ça ! ». T’es obligé de te réveiller pour l’écrire. Pendant les voyages, tous tes chakras sont ouverts et il y a un truc qui se crée. Il y a plein d’idées qui viennent selon les spots que tu croises, les gens que tu rencontres, et le sempiternel tips de la douche. Je me dis toujours que les gens qui ont des bonnes idées en étant sous la douche, il y en a plein ! Ce qui fait la différence c’est qu’il y en a qui, en sortant de la douche, une fois séchés, en font quelque chose. Je pense qu’il y a énormément de choses qui se sont déliées pendant que je prenais une douche.

Même si les personnages ont une vie autonome, parfois je me dis « ah mais là, il ne peut pas aller à cet endroit-là, ça me pose problème pour la narration ». Je peux bloquer pas mal de temps sur la situation et pendant que je prends ma douche, ça se dénoue tout seul. Je suis curieux de savoir ce qu’en pensent les spécialistes ! Quels processus sont mis en place pour que des situations se dénouent comme ça, d’un coup, alors que tu es juste sous la douche ? Est-ce que c’est un relâchement du cerveau ? Cela veut dire que la réponse, tu l’avais en toi depuis le début, sauf que tu n’avais pas réussi à la sortir. »

Mutafuzak : le film doublé par Orelsan et Gringe

« Quand j’ai écouté le premier album d’Orelsan, c’était une évidence qu’il ferait un très bon Angelino. Mon choix s’est fait très naturellement. Je l’ai contacté pour savoir si ça l’intéressait de doubler un dessin-animé. Il a dit oui, on s’est rencontrés, il connaissait un peu la BD. On a fait un test et puis voilà ! C’est un choix de cœur que j’ai eu en 2010, huit ans avant que le film ne soit vraiment terminé. Ensuite, quand je voyais Bloqués, j’avais vraiment l’impression de voir Mutafukaz en live. Ça avait du sens d’intégrer Gringe au film pour faire un clin d’œil au duo Casseurs Flowters. Ça c’est fait très simplement. On a pris les sons de Comment c’est loin, un dialogue quand ils s’engueulent. On l’a transposé sur les images du film, on a fait une bande annonce et les mecs ont été conquis. Donc ça s’est fait de manière évidente et naturelle.

 Mutafukaz

Quand j’ai écouté les textes d’Orelsan, j’ai retrouvé énormément de similitudes entre son univers et le mien. Donc son film et Bloqués, ça ne m’a pas étonné. Ça a confirmé que mon intuition de départ était la bonne. J’ai une manière de bosser très intuitive. Quand je sens les gens c’est du tac au tac, quand je le sens pas aussi d’ailleurs. De la même façon, quand j’ai bossé avec Toxic Avengers, je savais avant de le rencontrer qu’on avait des points communs : il y a des signes dans ses clips, il utilise des images de l’invasion de Los Angeles, sa musique est très cinématographique, je me dis que ça colle tout à fait au genre de scène que je suis en train d’écrire à ce moment T. Tout ça est très évident en fin de compte ! Et je ne savais même pas qu’il avait bossé sur la bande-son de Comment c’est loin ! »

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