Entretien

Raconte-moi un dessin : les 50 nuances de Jul

12 décembre 2017
Par Anna

À l’occasion de la sortie de la bande dessinée 50 nuances de Grecs, Jul s’est prêté au jeu du Raconte-moi un dessin. Il nous présente ses nouveaux personnages : Dionysos la saumure, Thésée et son GPS, Zeus et Poséidon accros à Bacchanale+… En bref, le travail de Jul est le fruit d’un joyeux mélange entre références historiques et culture populaire… et avec de l’humour, s’il-vous-plaît !

De Silex and the City à 50 nuances de Grecs : le joyeux bestiaire de Jul


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Jul : « Comme je suis plongé dans la mythologie, je vais faire des dessins avec des personnages de 50 nuances de Grecs. C’est un peu dans la continuité de ce que je faisais auparavant, puisque j’avais une série qui s’appelait Silex and the City, qui était une sorte de parodie de notre monde contemporain, mais vu par la lorgnette du paléolithique. Un des partis pris, c’était que tous les êtres vivants de l’époque cohabitaient : aussi bien les animaux que les humains, les Néandertaliens, les Homo sapiens… mais aussi les primates, qui pouvaient interagir avec les ours. Il n’y avait pas de dinosaures, car il y avait une espèce de rigueur scientifique ! C’était la première fois que je dessinais des personnages animaliers à côté des humains, et c’est toujours rigolo.

J’ai toujours été un fan du Muppets show, ou bien même de Gotlib, qui, dans les Rubriques-à-brac, mettait en scène des animaux, avec des pages sur la hyène, la girafe… Un de mes maîtres, c’est aussi Gary Larson, un dessinateur américain auteur de la série The Far Side. Il dessine des animaux, des teckels, des vaches, c’est vraiment très drôle. Ce qui est génial avec 50 nuances de Grecs, c’est que je retrouve un peu cette possibilité animalière. Parce qu’évidemment, dans la mythologie, il n’y a pas que des dieux et des héros, il y a aussi tout un bestiaire de monstres, de demi-dieux… »

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Ariane au bout du fil et Athéna la guerrière

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« Je suis en train de dessiner le minotaure au fond de son labyrinthe, parce qu’il est mis en scène dans l’album comme le monstre qu’il est. Thésée se retrouve guidé par Ariane dans le labyrinthe, mais cette fois par GPS. Il lui parle au téléphone, c’est « le fil d’Ariane »… mais le problème, c’est que c’est le fil sans fil, et à partir du moment où il n’y a plus de réseau, évidemment, il se retrouve coincé avec le minotaure et il se fait bouffer. Cette mise en scène des mythes grecs, avec l’esthétique du mythe grec qui côtoie des choses contemporaines, je trouvais ça assez marrant à faire.

À côté du minotaure, je dessine Athéna : un casque, une plume, une toge, on est tout de suite en Grèce. Il n’y a pas besoin de chercher trop de détails, trop de rendu. Mon dessin est un peu comme celui des Simpson : je fais des personnages avec des gros yeux en boules de loto et des bouches comme des petits bonshommes qu’on fait en gant de toilette, quand on joue dans son bain quand on est petit. »

Zeus et Poséidon, scotchés devant Bacchanale +

« Je me suis quand même un peu documenté sur les représentations des dieux et des déesses. Athéna, c’est la déesse des déesses, la meilleure des douze olympiens (c’est d’ailleurs assez paritaire : douze dieux, six filles, six garçons), à la fois la déesse guerrière et la déesse de la sagesse. Alors, dans mon album, elle passe sa vie à essayer de convaincre ses frères et sœurs divers de l’Olympe (ils sont tous frères, sœurs, maris, ce n’est pas un problème) d’aller voir des pièces de théâtre.

Évidemment, les mecs s’en foutent, notamment Zeus et Poséidon, deux espèces de vieux pervers barbus. Ceux-là, ils auraient le droit à un #balancetonporc aujourd’hui, c’est sûr, parce que ce sont des espèces de harceleurs en chef. C’est d’ailleurs de la mythologie gréco-latine que vient ce goût de la domination et du viol, et non pas du monde judéo-chrétien. Pan, Dionysos, Hermès, et Zeus évidemment passent leur vie à faire ça. J’aime bien Athéna, parce qu’elle est quand même désespérée de voir Zeus, Poséidon et Dionysos passer leur vie à regarder des pornos en crypté sur Bacchanale +, la chaîne payante de l’Olympe. »

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Dionysos la saumure, au sortir du Carlton de Delphes

« C’est marrant de les dessiner déprimés au milieu de notre société de normes, de conformité, bien loin de la grande liberté qu’il pouvait y avoir chez les dieux gréco-latins, de leur grande folie, de leur violence aussi, évidemment. Eros et Thanatos, c’est une histoire de sexe et de violence, qu’on a tout de même toujours en nous, parce que ça fait partie des inchangés humains. Mes personnages sont un peu malheureux, parce qu’ils sont soumis aux normes de Bruxelles. Dédale doit mettre son labyrinthe aux normes handicapés, sinon il n’a pas l’autorisation d’ouverture… C’est amusant de dessiner ces personnages finalement assez libres, assez fous, qui n’ont pas vraiment ces petites limites pénibles de notre société de consommation de ce début de XXIe siècle. J’aime bien dessiner aussi le dieu Pan, un des grands jouisseurs, en lien avec Dionysos la saumure, qui est le proxénète de l’époque et travaille au Carlton de Delphes et au Sofitel Mykonos. »

Un certain goût pour l’Histoire…

La-planete-des-sages « Je suis prof d’Histoire au départ, et je me rendais bien compte que j’étais un très mauvais professeur, mais j’aimais bien transmettre et raconter des choses. C’est ce qui m’intéresse aussi, qui me nourrit, cette culture générale, l’Histoire, la géographie, l’anthropologie, la littérature et la philo, dont traitait ma série La planète des sages. J’avais envie, à côté de Titeuf ou Largo Winch, de voir Wittgenstein et Kierkegaard transformés en héros qui font des conneries, qui racontent des blagues. Je ne poursuis pas un but pédagogique, je ne pars pas non plus en croisade pour la culture pour tous. Mais je sais que les gens dont je me suis inspiré (Goscinny avec Astérix, Lucky Luke et Iznougoud, Gotlib avec Les Dingodossiers), utilisaient de la même façon l’histoire pour raconter des choses, même si c’était davantage pour les enfants. D’ailleurs, pour la première fois, mon travail sur la mythologie peut s’adresser à la fois aux enfants et aux adultes. Les enfants sont quand même les grands spécialistes de la mythologie ! Ce patrimoine culturel commun, ce sont des références qu’on peut partager avec tout le monde. Alors que si je faisais que des blagues sur les jeux vidéo, ça exclurait, par exemple, ma mère comme lecteur, ce qui serait dommage, car c’est une fervente lectrice. »

… plongée dans le bain de l’actualité

« J’ai travaillé pendant presque quinze ans comme dessinateur de presse : je me nourrissais de ce qui se passait dans le monde, et j’ai encore ce goût-là, même si j’ai essayé de me sevrer du côté éphémère de l’actualité. Dans 50 nuances de Grecs, j’aborde donc de grandes questions de société. Le harcèlement, par exemple, qui fonctionne très bien avec les dieux grecs. Ou encore la présidence jupitérienne : la trahison de Zeus envers son père Cronos, c’est vraiment la trahison de Macron avec François Hollande. On peut aussi parler de la débauche technologique en utilisant Narcisse, qui a le dernier iPhone et fait des selfies toute la journée avec sa perche de plus en plus longue. Si on transpose la malédiction du mythe à nos jours, Narcisse finit en fond d’écran de son propre ordinateur. Je peux certes être lecteur fervent de littérature ou de bande dessinée, mais j’aime bien me nourrir de choses qui m’entourent et regarder le monde à travers ces lunettes-là. Ça me fait du bien, sinon je suis un grand inquiet, et je serais beaucoup trop stressé et désespéré en regardant autour de moi si je n’avais pas cette mise à distance du dessin. »

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Un savant mélange de sciences humaines et de culture populaire

« J’ai fait des études dans le domaine des sciences humaines – l’Histoire, la philosophie, les lettres – et ça m’a intéressé, tout simplement. Je n’avais pas vocation à sortir des écoles élitistes de la République et à faire partie des mandarins détenteurs du savoir. J’ai toujours pensé que c’était beaucoup plus joyeux et vivant de mélanger tout, à la fois la Hochkultur et la chanson de variétoche, la pub, les trucs débiles qui nous environnent et qui sont sources de plaisir quasiment autant que Goethe ou Shakespeare. Je n’ai pas du tout cette pudeur qui hiérarchiserait forcément les différents domaines de la culture ; au contraire, je pense que tout s’entre-nourrit. Les auteurs que j’aime bien, c’est par exemple Rimbaud, celui qui n’aimait rien tant que les peintures sur les murs des toilettes ou les refrains débiles qu’on chantonne : cette culture un peu dérisoire, cette culture qui paraît bête et qui est tellement forte en même temps. J’adore ça autant que Wittgenstein finalement. »

À l’origine du style de Jul

« Mon style vient de la classe de CP ou de CE1, parce que je faisais déjà des journaux quand j’étais petit, dans lesquels je dessinais à la fois mes profs et des dessins d’actualité. Ces derniers portaient sur des sujets aussi folichons que le serpent monétaire de Raymond Barre, qui était ministre de l’économie à l’époque. C’est quand même flippant de se dire que je faisais des blagues là-dessus… Ce sont des choses que je saisissais à la radio ou à la télé, et je ne savais pas trop ce que c’était, mais je trouvais les expressions marrantes. Du coup, j’ai un style enfantin qui s’est beaucoup nourri de Gotlib puis des Américains : Groening, Gary Larson…

Sauf que je fais partie des dessinateurs qui ne savent pas dessiner, comme plein d’autres dessinateurs que j’adore, à commencer par tous les gens qui viennent du dessin de presse. Wolinski, Charb étaient comme ça, et si on les compare à d’autres qui sont d’une grande virtuosité (Christophe Blain, Joan Sfar…), c’est autre chose. Riad Sattouf est aussi de cette famille-là. On a des limites dans notre trait, mais on les utilise pour créer notre propre univers singulier. Au moins, on est très peu copié, contrairement aux autres. Les diplômés des écoles de dessin ont très souvent un maître qu’ils admirent, et ils font parfois des sous-copies d’auteurs. Sfar, Blain, Blutch… ont été tellement copiés qu’ils ont des clones un peu ratés qui se baladent dans la nature. Moi, je dessine des gros personnages, un peu chewing-gum, où il n’y a pas vraiment de forme corporelle, mais qui sont rapides, et qui sont j’espère suffisamment vivants pour illustrer ce que je raconte. » 

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50 nuances de Grecs, bientôt adapté à la télévision

« Ce qui est bien quand on transpose une bande dessinée en dessin animé, c’est qu’on ne fait rien. Je n’ai pas du tout étudié l’animation, d’autant qu’aujourd’hui ça met en jeu un grand nombre d’outils numériques et une pensée du mouvement qui est différente de la bande dessinée. Du coup, après avoir créé les personnages, je fais simplement l’inspecteur des travaux finis. On était à peu près 70 personnes à travailler sur Silex and the City, et on est presque 120 pour le dessin animé sur les Grecs. Il y a beaucoup de gens qui dessinent, qui dessinent beaucoup mieux que moi d’ailleurs, et du coup, pour la série, ils dessinent exactement comme moi en mieux. Ils s’emparent de mes personnages et les font vivre.

Il y a toutes sortes d’activités : ceux qui font du storyboard, ceux qui font des animatiques, des brouillons d’animation, ceux qui font l’animation finale, ceux qui font les décors, ceux qui font les personnages… C’est très taylorisé comme processus de travail. Et moi, je me contente de donner des indications. Mais j’adore l’animation, parce que ça implique quelque chose d’extrêmement collectif, de stimulant, de gratifiant. L’autre paramètre, c’est les comédiens. Je travaille énormément avec eux pour enregistrer les voix avant l’animation. Ce travail de direction d’acteur, c’est quelque chose que j’ai donc découvert il y a quelques années et qui est devenu comme une autre forme de drogue. »

Parution le 17 novembre 2017 – 88 pages

50 nuances de Grecs, Jul (Dargaud) sur Fnac.com

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