Les Carolina Chocolate Drops font un peu figure d’O.V.N.I dans le paysage musical contemporain. Comment une bande de trois jeunes musiciens afro-américains, tout juste la vingtaine, ont décidé de remettre au goût du jour un style musical qui fait partie des racines et du patrimoine de la culture nord-américaine, alors que le hip-hop, le R’n’B et les sons électro-robotiques règnent en maître sur les ondes et dans leur quotidien ?
Sous la bannière de la Old Time Music, et depuis 2005, Dom Flemons, Gidden Rhiannon et Justin Robinson, tous trois originaires de Caroline du Nord et multi-instrumentistes, essayent de nous faire voyager dans le temps à une époque où la musique ne connaissait pas l’électricité et où les instruments étaient le banjo, la guitare acoustique, la mandoline, le violon, l’harmonica, les jugs (cruches), les kazoos et les bones (os servant de percussions, s’apparentant aux castagnettes !). De la vraie roots music, qui est un mélange de folk songs celtiques, de blues, de jazz, de country blue grass. Elle est héritée de toutes les populations d’émigrés européens et africains qui sont les composantes même du peuple américain, exceptés les Amérindiens qui eux sont les véritables natifs de cette terre. On pourrait classer le style des Drops dans la world music car le folklore traditionnel de la région du Piedmont de la Caroline du Nord est leur source d’inspiration, déterrant et dépoussiérant tous ces vieux joyaux oubliés qui ont pour la plupart plus d’une centaine d’années, avec ferveur et respect.
Leur conviction et leur enthousiasme à vouloir se réapproprier le répertoire des Black String Bands du début du siècle dernier leur a valu étrangement la reconnaissance du gratin musical américain. Leur album Genuine Negro Jig a été récompensé d’un Grammy Awards du meilleur album folk traditionnel en 2010. J’ai moi aussi succombé au charme rétro de leur album Heritage, sorti chez Dixiefrog en 2008, et qui me replongeait avec bonheur et nostalgie dans l’ambiance de ce Jug Band incontournable, au country blues si rustique et touchant du nom de Mississippi Sheiks (les C.C.D reprenant leur Sitting On Top Of The World dans une version plus vraie que nature !).
Après un changement de musiciens avec le départ de Justin Robinson et les arrivées de Hubby Jenkins et d’un beatboxer, Adam Matta, au sein de la formation, voici produit par Buddy Miller (Emmylou Harris, Robert Plant et Solomon Burke), une nouvelle étape dans leur procession de foi pour un retour à la source du patrimoine musical d’Amérique du Nord : Leaving Eden.
Constitué de compositions personnelles, de reprises obscures et traditionnelles, cet album marque encore une phase dans leur démarche artistique par de nombreuses collaborations notamment avec une autre bande d’allumés, qui sont eux basés à New-York : The Luminescent Orchestrii. Ces musiciens qui définissent leur style musical comme de la gyspy punk music roumaine (ooops !!), mélangeant allègrement tous les folklores musicaux européens sur des rythmiques hip-hop et des instrumentations acoustiques, sont venus ici partager leur univers et leur folie sur trois titres très réussis. Notamment Escoutas (Diga Diga Diga) en occitan !!!! Ramené d’un périple en Provence, et digne des Fabulous Troubadours qui auraient viré Blue Grass, étonnant, irrésistible, et totalement barré ! Plus conventionnel quoique, Knockin’ est une sorte de groove R’n’B/Hip-Hop où la remarquable Rhiannon Giddens nous ensorcelle avec sa voix si sensuelle, rappelant la reprise surprenante et excellente du tube de la chanteuse de R’n’B, Blu Cantrell : Hit ‘Em In Style sur leur précédent CD.
Les Carolina Chocolate Drops jouent la musique du passé mais ne sont pas passéistes. Comme tous les jeunes artistes de leur âge, ils sont attentifs à leur environnement et à leur époque. Ainsi aux côtés de morceaux ou banjos, violons, font revivre des standards comme le blue grass, Po’ Black Sheep, le bluesy, Boodle-De-Bum-Bum, le No Man’s Mama engagé de Ethel Waters ou le West End Blues de Etta Baker. On peut retrouver une cover du groupe mythique de rap Run DMC, You Be Illin’, interprétée par Rhiannon au banjo/violoncelle à 5 cordes et Adam Matta démoniaque à la beatbox, une version digne de G Love et sa Spéciale Sauce !
Un album trop riche pour pouvoir le disséquer totalement, je retiendrai personnellement les titres mettant en valeur le talent et la voix magnifique de la belle Rhiannon Giddens : l’éponyme et magnifique Leaving Eden avec sa mélancolie touchante soutenue par un violoncelle et une mandoline lumineuse, le West End Blues à la mélodie entêtante et bel hommage à Etta Baker, Ruby avec son petit côté Mule Skinner Blues version Bill Monroe ainisi que le lumineux et captivant Little Pretty Bird, a capella et aux faux airs d‘Emmylou Harris !
Cet opus se referme avec une petite perle rare signée Bob Dylan : George Jackson, titre au sujet de la mort du leader des Black Panthers dans sa prison de San Quentin et à la mélodie rappelant le fameux classique du blues, John Henry. Avec à nouveau un album peu commun et en plein anachronisme avec son époque, ce groupe nous prouve qu’aujourd’hui où le business du disque vit des moments périlleux, certains artistes à l’opposé de toutes considérations commerciales, peuvent s’exprimer, défendre leurs valeurs authentiques avec talent et honnêteté. Cela devient une espèce rare et les C.C.D méritent notre attention et notre considération (la Music Maker Relief Foundation est d’ailleurs à leurs côtés). L’univers de ces jeunes musiciens vous fait prendre avec bonheur une machine à remonter le temps, à une époque où la musique était naturelle, spontanée, humaine et rythmait le quotidien de chacun… Profitez-en !