Les mères lisses et parfaites des premières séries ont laissé leur place à des personnages plus réalistes. Pourtant, certains clichés persistent et culpabilisent les spectatrices. Décryptage avec Sarah Lécossais, maîtresse de conférence à l’université Sorbonne Paris Nord et spécialiste des questions de genre et de sexualité.
Dans les séries, quels stéréotypes sur la maternité sont les plus diffusés ?
J’utilise assez peu le terme de “stéréotype” dans mon travail, mais, effectivement, certaines manières de caractériser les mères sont récurrentes. Elles ont des traits spécifiques que l’on voit beaucoup moins chez les personnages masculins. Dans les séries que j’ai regardées, j’ai constaté une profonde réflexivité de leur part. Pour le dire autrement, les mamans sont constamment en train de parler de leurs pratiques parentales, elles s’interrogent, se demandent si elles ont bien fait de dire ou de faire ça à leurs enfants, si elles sont assez à l’écoute, assez aimantes… Il y a toujours ces retours réflexifs qui montrent l’importance de ce rôle dans leur identité, et la place que prend la maternité dans leur vie. C’est central.
Il y a aussi beaucoup de culpabilité. Quand leurs enfants sont mal, elles pensent que c’est de leur faute, et qu’elles n’ont pas été de bonnes mères. Dans Une famille formidable, on sent vraiment cette idée selon laquelle la mère est responsable du bien-être de ses enfants. Les mamans sont aussi caractérisées par leur grande disponibilité. Quand les filles de Julie Lescaut viennent la voir au travail, elle s’interrompt et se rend immédiatement disponible pour elles. À l’inverse, certains personnages paternels sont dérangés par cette interruption, et continuent leur activité en faisant attendre leurs enfants. Les séries nous apprennent donc que les mères de famille doivent être à l’écoute, aimante, tolérante, s’inquiéter pour tout et culpabiliser. Rien que ça.
Il y a aussi cette idée selon laquelle l’amour maternel est naturel et très fort dès le début. Dans Desperate Housewives, Gaby tombe enceinte contre sa volonté, mais ses amies lui assurent qu’elle sera très heureuse dès son accouchement.
On construit tellement la maternité comme un aboutissement pour les femmes que l’amour maternel apparaît comme quelque chose d’évident et de naturel. On a du mal à concevoir le fait que cette relation fusionnelle n’apparaît pas dès la naissance de l’enfant. Alors que ça se travaille et ça se construit. Je retourne un peu votre question, mais les séries montrent souvent des femmes qui tombent enceintes sans le vouloir. Certaines hésitent à avorter, mais, finalement, elles vont garder l’enfant. Et cette grossesse qui n’était pas désirée va forcément aboutir à un bébé aimé et bienvenu. Ces productions véhiculent l’idée que toutes les grossesses (même celles qui n’étaient pas voulues) vont donner des enfants et des parents heureux.
Au début, on ne voyait pas les grossesses à l’écran. Mais, à partir des années 1990, elles ont été glamourisées, notamment grâce à des stars enceintes comme Demi Moore qui ont fait la une de Vogue. Elles ont rendu cet événement sexy. Après, les représentations ne sont pas figées. Ça commence à changer. Pendant longtemps, l’avortement était très peu traité et, quand il l’était, c’était sous la forme d’ellipse. Depuis quelques années, c’est un sujet qui est de plus en plus traité, surtout dans les séries américaines. Je pense notamment à Sex Education ou Glow. Sa représentation a aussi évolué : on n’en parle plus uniquement dans les hôpitaux et on l’aborde aussi d’une manière moins dramatique, comme dans Drôle.
Ces représentations alimentent-elles la culpabilité et la charge mentale de certaines spectatrices, qui ont la sensation de ne pas être à la hauteur ?
C’est difficile de faire un lien explicite et scientifique entre une représentation audiovisuelle et son impact précis sur une personne. Mais oui, certains imaginaires sur la maternité circulent et vont forcément avoir un effet sur celles qui les regardent. Les personnages maternels sont soumis à des injonctions paradoxales, voire contradictoires. Il y a plusieurs idéaux qu’elles devraient respecter : il faut être une “bonne mère”, présente dans le foyer et disponible pour ses enfants ; il faut travailler et être une bonne travailleuse, investie à 100 % dans son job ; il faut être une bonne épouse, donner du temps à son mari, avoir une sexualité épanouie ; prendre soin de soi et de son corps, correspondre aux normes de beauté contemporaine, et donc faire du sport, se maquiller, être sexy…
Bref, toutes ces injonctions sont difficiles à concilier. Toutes ces étiquettes et activités demandent du temps et de l’investissement. Une journaliste et essayiste américaine a écrit un livre, Mères au bord de la crise de nerfs : la maternité à l’ère de la performance. Elle nous montre à quel point les mères américaines doivent être performantes sur tous les points. Mais être une maman parfaite, c’est très chronophage et compliqué. Toutes ces représentations ajoutent une charge mentale supplémentaire aux femmes.
Et quelle est la place des pères dans ces séries ?
J’ai travaillé sur des séries familiales comme Fais pas ci, fais pas ça, les premières saisons de Clem, et Une famille formidable. Dans ces productions, les pères sont presque infantilisés et peu compétents, surtout sur les tâches domestiques. Ils ne cuisinent pas, mais quand ils le font, c’est parce que les mères sont absentes. Dans Fais pas ci, fais pas ça, il y a une scène où Renaud Lepic n’est pas capable de cuire des pâtes correctement. La cuisine est en chantier, il y a de la nourriture partout sur les murs, les enfants sont dans des états pas possibles… Ça a un objectif comique, mais on peut en discuter, car il y a une récurrence de cette image du mari incompétent. À l’inverse, ça révèle à quel point les mères sont chargées de ces missions, comme le fait de nourrir les enfants.
Depuis l’émergence des séries, la société a évolué et la proportion de femmes sur le marché du travail a augmenté. Qu’en est-il dans les productions audiovisuelles ? Montrent-elles cette évolution ou cantonnent-elles les femmes dans leur rôle de mère au foyer ?
Il ne faut pas oublier que les femmes ont toujours travaillé et qu’être mère au foyer, c’est un travail. Mais c’est vrai qu’il y a une très forte valorisation de l’activité professionnelle extérieure. Dans les séries, les mères qui n’en ont pas sont rarement les plus valorisées. On parlait de Fabienne Lepic : dans Fais pas ci, fais pas ça, elle reste mère au foyer quelques saisons, mais elle finit par travailler à la mairie, car elle a besoin d’avoir une activité en dehors de la maison.
Elles sont souvent montrées comme des personnes à qui il manque quelque chose, comme si elles étaient trop repliées sur elles-mêmes, trop sur leurs enfants… Et ça ne leur permet pas d’être des individus authentiques qui s’accomplissent. Ces femmes seraient trop centrées sur leur foyer, et pas assez sur le monde. Dans certains shows, comme Hard et Weeds, elles sont contraintes de trouver un travail car elles deviennent veuves. Mais, finalement, des mamans qui n’ont aucune activité salariée tout au long de la série et qui sont représentées de manière positive, c’est rare.
Les séries actuelles sont-elles un bon reflet de la maternité ? Quand on voit des programmes comme Ginny & Georgia ou Workin’ Moms, j’ai l’impression que leur représentation a évolué et qu’on accepte de montrer des mamans qui ne sont pas parfaites.
Pour moi, les séries ne sont pas un reflet de la société en tant que tel, ce n’est pas un miroir. Elles parlent plutôt de ses préoccupations. La maternité a toujours été un objet de discussion et de débat public, mais sa représentation évolue. Les difficultés liées à la maternité sont de plus en plus montrées à l’écran. On voit le poids de ces injonctions contradictoires et comment les mamans tentent de se dépatouiller de ces situations.
Il y a aussi de plus en plus de personnages féminins qui reprennent le travail et continuent d’allaiter. Les scènes avec des tire-lait se multiplient, alors qu’on n’en voyait pas avant. Ces nouvelles représentations interrogent le spectateur : comment continuer cette activité en travaillant ? Des éléments qui restaient dans la sphère intime auparavant commencent à être montrés à l’écran.
Ça me fait penser à Nona et ses filles. La série aborde la question des grossesses à risque à travers le personnage de Nona, qui tombe enceinte à 70 ans.
Oui, ces grossesses sont de plus en plus représentées ! On voit aussi la représentation des PMA [procréation médicalement assistée, ndlr], comme dans la dernière saison de Master of None, qui suit le parcours d’une femme seule. C’est un sujet qu’on commence à mettre en scène, et ça se joue à une époque où on parle de plus en plus de FIV [fécondation in vitro, ndlr], de PMA, etc.
Des œuvres comme The Baby parlent aussi de la volonté de certaines femmes de ne pas avoir d’enfants. Pourtant, ce sujet reste encore tabou dans la société. Les séries ont-elles un temps d’avance sur nous ?
Je ne sais pas si c’est une question de temps d’avance, ou tout simplement la capacité de certains auteurs à avoir l’accord des chaînes et des producteurs pour parler de ces problématiques. Si on prend un peu de recul, on se rend compte que ces femmes doivent se justifier de ne pas vouloir d’enfant. À l’inverse, on ne verra jamais une future maman justifier son souhait de maternité. Orna Donathn est chercheuse et elle a travaillé sur le regret d’être mère. On commence à entendre parler de ce sujet, même si les femmes témoignent rarement à visage découvert. Cette thématique sera peut-être au cœur des futures séries.
Dans vos travaux, vous soulignez le fait que les mères des séries appartiennent essentiellement à une classe sociale privilégiée. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les choses évoluent-elles ?
Dans les années 1990-2000, les chaînes présentaient les séries familiales comme étant la représentation de foyers comme les autres. En fait, les personnages sont des médecins, des femmes qui travaillent dans la communication, dans l’événementiel… Ils viennent de classes moyennes et supérieures. En revanche, la maternité se vit différemment en fonction de notre métier et de nos origines sociales.
Il y a clairement des enjeux de classe dans ces situations. Par exemple, le fait d’aller travailler à l’extérieur est rendu possible par la garde de notre enfant par une autre personne. La sociologue Caroline Ibos explique d’ailleurs qu’avoir une nounou à la maison, c’est faire entrer la politique dans le foyer. Les femmes des classes supérieures délèguent aux femmes des classes plus populaires le soin de s’occuper de leurs enfants. Mais elles, à qui délèguent-elles cette tâche ? Des rapports de force se jouent dans ce système.
Dans notre enquête sur les représentations au cinéma, on montre bien que les cadres sont surreprésentés (51 % des personnages sont des cadres, alors qu’ils sont 18,6 % en France) et les ouvriers sont sous-représentés (4 % des personnages sont des ouvriers, alors qu’ils sont 21 % dans la société française). Les écarts de visibilité sont très marqués. Et cette surreprésentation se joue aussi dans les séries. Il y a donc un travail à faire sur une meilleure représentation des catégories socioprofessionnelles. Un programme intéressant de ce point de vue, c’est Maid. On voit les difficultés à élever son enfant quand on est isolée et quand on subit des violences.
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