Le réalisateur et scénariste britannique Alex Garland, à qui l’on doit Ex Machina, Annihilation et l’étonnante série Devs, met de côté son penchant pour la science-fiction et livre un film d’horreur viscéral, parsemé d’hallucinations à la fois sublimes et dérangeantes, mais au service d’un long-métrage assez superficiel et inabouti.
Harper se retire dans un splendide cottage de la campagne londonienne après la mort on ne peut plus violente d’un mari lui-même violent, instable et adepte du chantage émotionnel (ce jusqu’au trépas). Harper est accueillie sur place par un propriétaire atypique, Geoffrey, l’acteur et comédien britannique Rory Kinnear, aperçu dans les James Bond de l’ère Daniel Craig et dans des séries telles que Penny Dreadful et Years and Years – on se souvient avant tout de lui dans le rôle du Premier ministre britannique dans le mémorable épisode pilote de Black Mirror (BBC, 2011). Harper est quant elle incarnée par Jessie Buckley, actrice et chanteuse irlandaise révélée au grand jour dans le film musical Wild Rose (Tom Harper, 2019), dont on a ensuite pu mesurer tout le talent dans le dernier film de Charlie Kaufman, Je veux juste en finir, dans les séries Chernobyl (HBO) et Fargo (FX) ou encore, plus récemment, dans The Lost Daughter, le premier long-métrage de Maggie Gyllenhaal.
Avant d’être scénariste puis réalisateur, Alex Garland a d’abord fait ses gammes en tant que romancier : en 1996, il signe La Plage, plus tard adapté au cinéma par Danny Boyle. C’est d’ailleurs pour le réalisateur de Slumdog Millionaire (2008) que Garland écrira deux sommets cinématographiques : 28 jours plus tard (2002) et Sunshine (2007).
Avec Men, présenté à Cannes lors de la Quinzaine des réalisateurs, Alex Garland signe son troisième long-métrage après avoir développé un style de mise en scène tout aussi hermétique qu’envoutant dans Ex machina (2014), Annihilation (2017) puis dans la série Devs, qui avait le mérite de creuser, sur la durée, les thématiques parfois surplombantes de ses films : le sacré, le deuil, cette attitude transgressive de l’homme à la nature – en somme quelque chose comme l’hubris de l’« homo deus », à l’instar du personnage de Nick Offerman dans Devs, gourou de la tech prêt à repousser les lois de la physique et les principes fondamentaux de l’éthique, pas tant pour inverser le cours de l’Histoire que pour ressusciter le souvenir d’un être cher et ainsi échapper, grâce à la physique quantique, à la fatalité.
Tous les men
Difficile alors de parler de Men sans en évoquer les principaux ressorts, tant le film d’Alex Garland repose moins sur un récit savamment construit que sur son audace formelle. Le film est parsemé d’idées de mise en scène et de trouvailles visuelles fidèles à la palette de son réalisateur. Alex Garland prouve encore une fois qu’il est un fin coloriste et sait parfaitement distiller à l’écran cette inquiétante étrangeté, ne serait-ce qu’à l’occasion d’une promenade dans les bois au cours de laquelle Harper – dont l’interprétation très cérébrale de Jessie Buckley manque paradoxalement de nuance, à mettre sur le compte de l’écriture du personnage et de la direction d’actrice – perd son chemin dans une forêt dont les teintes verdâtres saturent le cadre. Cette scène, dans laquelle Garland semble avoir poussé à fond les curseurs lors de l’étalonnage, est sans doute la plus accomplie du film, en ce qu’elle confirme que c’est en montrant le moins que l’on ménage le plus de tension. Dans ce décor à la lisière du fantastique et du réel, marqué par cette frontière avant tout mentale que représente ce tunnel abandonné renvoyant à Harper les échos menaçants de sa propre voix, le film trouve un juste équilibre entre la solitude du personnage et l’altérité insondable qui émane du lieu. Alors, le temps d’une scène seulement, Men lorgne étonnamment du côté de Stalker (1979) d’Andreï Tarkovski.
Ne pas se fier à l’esthétique clipesque du début car, peu à peu, la protagoniste s’enfonce dans cette demeure isolée qui constitue quasiment le seul décor du film, alternant entre les différents points d’intérêt du village, qui se résument apparemment à l’église et au bar du coin, et les espaces confinés d’une maison on ne peut plus étouffante – les murs peints en rouge, ce n’est jamais bon signe.
Ses précédents films n’étaient pas non plus dénués d’images purement horrifiques – passant là encore par des distorsions sonores, comme dans une scène glaçante d’Annihiliation impliquant un ours mutant, répliquant la voix de ses victimes pour attirer de nouvelles proies –, mais le réalisateur d’Ex Machina livre ici son premier véritable film d’horreur. Harper se voit alors poursuivie par la figure récurrente d’une masculinité intrusive et malsaine : Rory Kinnear endosse littéralement tous les personnages masculins du film, à l’exception de James (Paapa Essiedu), qui apparaît lors de flashbacks certes visuellement très soignés, mais bien trop didactiques. Excepté donc quelques saillies esthétiques – dont, entre autres, un plan saisissant (ci-dessous) sur la Voie lactée au détour d’une scène de poursuite – le film d’Alex Garland se révèle bien plus intrigant sur la forme que sur le fond.
En effet, comme souvent chez le réalisateur britannique, le passé du protagoniste est uniquement évoqué par bribes, à travers de multiples sauts en arrière dans lequel le cinéaste ne prend que trop rarement le temps de s’installer. Ses films dégagent en cela quelque chose de vaporeux, travaillant bien plus sur l’atmosphère d’une scène, sur la boursouflure du souvenir et du trauma que sur l’épaisseur de ses personnages ; une fois de plus avec Men, ces derniers manquent cruellement de relief et exhalent quelque chose de fantomatique – Harper est, pour une large part, hantée par sa propre expérience du deuil et finit elle-même par devenir une figure spectrale errant péniblement parmi les vivants – se mouvant dans le film comme des surfaces lisses incrustées dans une arène tantôt fantastique, tantôt horrifique, voire mystique. Harper pourrait n’être que cela, un strict miroir réfléchissant du message du film, si celle-ci n’avait pas une sœur à laquelle se raccrocher via l’écran de son téléphone.
Avec assez peu de subtilité et de profondeur, Garland convoque donc, scène après scène, de nouvelles formes d’agressions, physiques comme psychiques, incarnées par les différentes itérations de la masculinité sous les multiples visages de Rory Kinnear, proprement terrifiant. Afin d’enregistrer, à sa façon, les émanations de la violence et de la manipulation subies par Harper, Garland mixe très maladroitement métaphores pompeuses et mythes païens – s’inscrivant dans cette tendance de plus en plus marquée du cinéma indépendant à tirer parti de ce sous-genre du cinéma horreur qu’est le folk horror, à l’instar de The Witch, Midsommar ou Lamb – et entrecoupe le dédale mental du personnage de ces images d’assez mauvais goût, surchargées de signifiant et qui n’apportent rien au développement de l’intrigue. Cet ensemble bringuebalant mise son efficacité sur une scène finale graphiquement insoutenable (dont on se souviendra longtemps, pour de bonnes comme pour de mauvaises raisons), représentation cauchemardesque et très littérale de la seule idée sur laquelle repose au fond le film, à savoir que « le mâle engendre le mal ».
Toute la note d’intention du film est concentrée dans cette séquence de body horror que n’aurait sans doute pas reniée David Cronenberg ; dommage, en revanche, que le film d’Alex Garland ne dépasse pas le stade de l’exercice formel affichant fièrement un propos sous-jacent on ne peut plus balisé.
Men, d’Alex Garland, 1h40, avec Jessie Buckley, Rory Kinnear, Paapa Essiedu, Gayle Renkin, en salle le 8 juin 2022.