Décryptage

Au Japon, l’amour virtuel traverse les frontières du réel

01 mai 2022
Par Thomas Laborde
Au Japon, l’amour virtuel traverse les frontières du réel
©Twitter Mariage Yuko

Dans le pays est-asiatique, des femmes et des hommes épousent leurs personnages de fiction favoris. Un jeu, certes, mais aussi de vrais sentiments. Un fantasme, oui, mais une contestation sociétale, aussi.

On m’avait commandé un papier plutôt neutre, sans la subjectivité habituelle d’une chronique culturelle. Mais, avec un tel sujet entre les mains, je n’ai pu m’empêcher de repenser à ma petite enfance. J’avais 7 ans et demi quand est sorti en France Aladdin, 40e long-métrage d’animation des studios Disney. J’appréciais la malice et la témérité du héros, mais j’étais surtout scotché par l’envoûtante Jasmine. Ma voisine de classe rangeait tous ses outils scolaires dans une trousse à l’effigie de l’héroïne. Je lui avais avoué, dans des mots enfantins, être sensible au charme du personnage. Elle a profité de cette faiblesse pour me faire chanter : si je n’étais pas sympa avec elle, elle tournerait sa trousse de façon à ce que je ne puisse plus nourrir mon imaginaire fébrile.

Puis, j’ai pensé à l’adolescence. À ces chambres aux murs recouverts d’idoles et de personnages en tout genre dans les vies desquelles bon nombre de futurs adultes désillusionnés se projetaient pour s’échapper. Peut-être que certaines de ces affiches représentaient des personnes réelles, mais, là, devant nos yeux de spectateurs enivrés, ces êtres, au fond, n’étaient que des images. « Fantasmer sur une idole, un héros de film… Ces passions que nous développons pour des images, c’est souvent comme ça que commence la vie amoureuse », entame Agnès Giard, anthropologue membre du groupe de recherche européen Emtech (Emotionnal Technologies), autrice du livre Un désir d’humain, les love doll au Japon.

Un mariage à 14 500 €

Justement, là-bas, dans l’archipel est-asiatique, ils sont quelques-uns à avoir poussé la démarche plus loin. Certains Japonais se sont mariés avec des entités fictives. Journaliste englué dans nos mauvaises habitudes, on voudrait parler de boom, ce que la chercheuse spécialiste du Japon et de l’histoire de ses médias Elsa Gonay nuance d’emblée : « Ça relève davantage d’un phénomène marginal. Mais l’on peut se demander comment nos existences doubles dans des mondes réels et virtuels challengent notre vision des relations humaines… »

©Capture d'écran Instagram Akihiko Kondo

Marginal, peut-être, mais amplement relayé, parce qu’il pose cette question. En 2018, Akihiko Kondo, employé des services publics locaux, habitant de la banlieue de Tokyo, et célibataire au milieu de la trentaine, présente sa future femme au monde. Il s’agit d’Hatsune Miku, chanteuse virtuelle dont il se sent amoureux depuis des années et dont il a passé des journées entières à regarder les vidéos. Mainichi Shimbun, l’un des principaux journaux japonais, précise qu’il a dépensé 2 millions de yens, soit environ 14 500 euros (taux actuel) pour une véritable cérémonie de mariage (non reconnu par l’État civil). Sur le profil Instagram de l’homme, suivi par 10 000 abonnés, les 130 publications sont consacrées à son « épouse ».

Le 27 janvier 2022, Yuko, une jeune femme de 25 ans, a posté sur Twitter les photos de son union dans un grand hôtel avec son amour d’enfance, Shizuo Heiwajima (un personnage sexy et bagarreur de la série Durarara !!, romans jeunesse japonais à succès). Agnès Giard explique dans un article (The Conversation) qu’il a fallu deux jours pour que la publication devienne le quatrième tweet le plus partagé du pays.

Le mirage impossible d’un couple modèle rigide

Au-delà de l’anecdote, la tendance raconte beaucoup de l’histoire du Japon et de sa société. En 1994, la bulle économique japonaise explose. Le couple modèle local – l’homme qui entretient la famille, la femme qui entretient la maison – devient un mirage pour une majorité : les hommes ne gagnent plus assez et les femmes craignent de perdre leur indépendance et leurs libertés. Résultat : beaucoup de célibataires. « Cette même année, deux jeux vidéos historiques voient le jour, met en perspective Agnès Giard. Angelique, le tout premier des otome games, jeux de romance pour femmes, et Tokimeki Memorial, le plus populaire des bishôjo games, jeux de romance destinés aux hommes. »

©Capture d’écran Voltage mariage VR

Depuis cette date, le taux de mariage baisse jusqu’à un record : il n’a jamais été aussi bas depuis la Seconde Guerre mondiale. « Le gouvernement estime que d’ici 2040, un homme sur trois et une femme sur cinq seront célibataires à vie », reprend la scientifique. Ce contexte favorise l’émergence d’une véritable industrie des partenaires de synthèse.

L’entreprise créatrice de jeux vidéos Voltage (plus de 80 millions d’utilisatrices enregistrées fin janvier 2022) a développé une application de cérémonie de mariage en réalité virtuelle qui permet d’épouser les personnages phares de ses productions. La société Gatebox, elle, se spécialise dans les hologrammes et planche sur un prototype taille réelle, encore bien trop cher pour le grand public. Elle propose même une prime à ses salariés désireux de se marier avec une entité en 2D. Malheureusement, aucune de ses deux firmes n’a répondu à nos sollicitations.

©Capture d’écran Gatebox

C’est un jeu pour certains, une contestation pour d’autres. Agnès Giard compare cette contre-culture à la musique punk dans les années 1970. Elle est née en réaction à des dysfonctionnements structurels : il est impossible, aujourd’hui, d’atteindre les objectifs fixés par une société encore rigide. « Le mariage avec des personnages fictifs relève alors autant du rêve que de la révolte », tranche la chercheuse.

Des divinités dans la poche

Une contestation sociétale, mais aussi une évolution des croyances et traditions. Ces amoureux et amoureuses fictives sont déclinés sur tout type de supports : mug, porte-clés, poster, housse de couette, parfum, peluche, figurine… Pour qu’on puisse les trimballer partout et les avoir en permanence proche de soi. Du gros merchandising et des gros sous, mais pas seulement. Une tradition populaire japonaise repose sur les Yokai, des présences qui peuplent notre environnement.

« Pour désigner leur amoureux, certaines Japonaises utilisent l’expression “chéri de poche”. Ils se rattachent à ces Yokai qui logent dans les peignes, les armoires, les parapluies, liste Agnès Giard. Ils agissent à la façon de minidivinités : si on les aime et si on s’occupe bien d’elles, elles vous protègent. » Des talismans, des amulettes en quelque sorte. « Mes interlocuteurs m’expliquent que plus on donne de l’amour aux choses et plus les choses vous renvoient en miroir cette énergie positive. » Pensée émue et sincère à tous les tamagotchis décédés dans le fond d’un sac à dos oublié dans une cour de récré.

©Capture d’écran Twitter Akihiko Kondo

Pourtant, ces petites divinités ne protègent pas leurs propriétaires de l’ire des garants d’une société bien cadrée, qui jugent démissionnaires et égoïstes ceux qui préfèrent « jouer » plutôt que de fonder et tenir un véritable foyer. « Ils font partie de ces générations qui affrontent la solitude, à laquelle la société elle-même les condamne, en gardant le sourire et le sens de l’humour », conclut Agnès Giard.

N’a-t-on pas tous été émus par le Theodore au visage moustachu de Joaquin Phoenix, qui tombe amoureux de la voix de l’intelligence artificielle de son téléphone, Samantha, portée par celle de Scarlett Johansson, dans le film de Spike Jonze, Her ? Tiens, personne ne s’est encore jeté sur Homer Simpson par contre… Qui, cela dit, est déjà pris ! Sorry Marge.

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Article rédigé par
Thomas Laborde
Thomas Laborde
Journaliste
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