Entretien

Trois questions à Geneviève Brisac : “Soyons solidaires les unes des autres et ça finira bien par porter ses fruits”

21 février 2022
Par Sophie Benard
Trois questions à Geneviève Brisac : “Soyons solidaires les unes des autres et ça finira bien par porter ses fruits”
©TDR

L’autrice et éditrice Geneviève Brisac a fait paraître pour la rentrée littéraire Les Enchanteurs ; nous avons profité de l’occasion pour lui poser quelques questions sur sa pratique littéraire.

Quels liens faites-vous, dans votre pratique d’écriture, entre vos textes théoriques et vos textes plus littéraires, plus autobiographiques ?

À vrai dire, je ne fais pas de lien à proprement parler ; ce n’est pas le même genre de pratique d’écriture. L’essai s’appuie presque toujours sur des textes, sur des livres, alors que le roman et la fiction ne s’appuient sur rien : c’est une énorme différence dans la façon de travailler. De ce point de vue, la fiction est plus fatigante, parce qu’il faut tout inventer, tout faire surgir du néant, alors que, quand vous travaillez un essai, une traduction ou une préface, votre esprit travaille à partir d’une matière. Mais je n’oppose pas les deux : il y a une complémentarité. Au fil des années, l’objet de mon travail s’est précisé : il s’agit toujours de l’effacement des femmes, d’une sorte de revanche, ou d’un travail contre la disparition. Dans la plupart des préfaces que j’ai écrites, ou dans Sisyphe est une femme, sur les écrivaines oubliées, le fond revient à : “Soyons solidaires les unes des autres et ça finira bien par porter ses fruits.”

J’ai une formation universitaire, et je crois que, pour créer, pour écrire, j’ai dû me débarrasser d’une sorte de surmoi, de ce qui vous surplombe et qui vous dit “C’est nul, c’est pas bien”, etc. La fiction est ce lieu où on fait ce qu’on veut.

Vous avez fait paraître récemment Les Enchanteurs (L’Olivier, 2022) ; le définiriez-vous comme un livre féministe ?

Oh oui ! Mais d’ailleurs, à vrai dire, je définirais absolument tous mes livres comme des livres féministes. C’est l’endroit où je suis : je n’ai même pas tellement le choix. Depuis mes livres pour enfants, les histoires d’Olga ou de Jeunette, jusqu’aux essais ou aux nouvelles…

Les Enchanteurs est un livre féministe dans le sens où ma préoccupation est d’une part de partager, et d’autre part de donner à voir ce qu’on ne voit ou ce qu’on ne voyait pas – et c’est typiquement une démarche féministe. Par exemple, quand j’écrivais Week-end de chasse à la mère, qui parle d’une mère dont le compagnon est parti, je me souviens très bien que je me disais qu’il fallait absolument raconter les squares glacés le dimanche après-midi où on se demande comment on a pu en arriver à avoir cette vie, de passer un dimanche à se cailler au square sur un tas de sable. Je me disais qu’un jour, je vengerais les tas de sable.

Les enchanteurs, de Geneviève Brisac. En librairie depuis le 07/01/2022.

Comment inscrivez-vous votre littérature dans le paysage littéraire contemporain ?

C’est heureusement devenu un lieu commun – ça ne l’était pas il y a 25 ans –, mais je pense que c’est beaucoup plus long et beaucoup plus difficile pour des femmes artistes d’imposer leur voix. Il s’agit encore de cela. Avec Les Enchanteurs, je me situais dans une rentrée de janvier 2022 où la Une des magazines était occupée par un gros livre, un livre masculin et misogyne. Et, en même temps, ça m’est complètement égal : je n’ai pas à me confronter à cet objet. C’est un produit industriel ; et ce n’est pas mon lieu. Il y a une écrivaine dont le nom m’échappe qui disait que le libéralisme économique dans lequel on est et le totalitarisme se rejoignent pour la production d’un seul objet. On publie en janvier plus de 500 romans, et on dirait qu’il n’y en a qu’un.

De mon côté, je tente de faire entendre un autre son de cloche, une autre façon de percevoir la vérité politique. Ça a un petit côté “longue marche” [rires] ; mais l’avantage des années qui passent, c’est qu’on s’habitue. Quand j’ai publié mon premier livre, je m’attendais à être accueillie, et j’ai compris que ça ne se passait pas comme ça. J’ai choisi il y a longtemps, très longtemps même, un chemin qui m’a été déconseillé par tout le monde : je dis ce que je pense, je le dis comme j’ai envie. Je ne me dissimule pas. Je pense que la sincérité est l’arme des fragiles, des faibles. C’est moins efficace que d’autres méthodes, mais c’est la mienne.

Les Enchanteurs, de Geneviève Brisac, Éditions de l’olivier, 192 p., 17 €. En librairie le 7 janvier 2022.

À lire aussi

Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste