Des livres qui resteront, la nouvelle garde du roman français, des pépites étrangères, des polars, de la SF, des essais : retour sur les temps forts de l’année littéraire en 25 livres.
| Une déflagration : Mon vraie nom est Elizabeth, d’Adèle Yon
Plus de 200 000 exemplaires écoulés, des prix en pagaille, des réimpressions à la chaîne et une tournée médiatique qui n’en finit pas : plus qu’une belle histoire, c’est une déflagration. C’est surtout la révélation d’un grand talent. Celui d’Adèle Yon.
Pour rompre le silence familial qui règne autour de son arrière-grand-mère, lobotomisée dans les années 1950 à cause de sa schizophrénie, la chercheuse utilise une méthode rigoureuse : elle croise les archives et les entretiens avec ses proches, mais injecte à l’enquête un souffle sidérant, offrant un supplément d’âme à son roman vrai. Une démarche littéraire passionnante et un combat intime transformé en sujet de société.
| Une consécration : La maison vide, de Laurent Mauvignier
La revanche de Laurent Mauvignier, un romancier magistral trop longtemps boudé par les grands prix. Peut-être le Goncourt le plus évident de ces dernières années, tant le livre a écrasé de sa puissance une rentrée littéraire placée sous le signe de la saga familiale et du récit intime qui traverse les générations.
La maison vide se déploie avec un point de fuite – le suicide de son père –, un décor dévorant – cette maison de famille de la campagne tourangelle – et une protagoniste inoubliable, Marguerite, grand-mère marquée du sceau de l’infamie au point qu’on biffe sa tête des photos. L’auteur creuse cette disgrâce et remonte le fil d’une lignée de femmes soumises à leurs maris, leurs pères, qui ont porté le malheur en bandoulière. Son histoire embrasse celle de la France, devient celle de toutes les familles, transforme avec une maestria impressionnante les ancêtres de l’auteur en personnages et brise les carcans de l’autofiction.
| Un comeback : La cité aux murs incertains, Haruki Murakami
Alors qu’ils étaient nombreux à vouloir le mettre dans le formol après dix ans de silence romanesque, réclamant un Nobel pour le remercier d’une œuvre qui n’adviendrait plus, Haruki Murakami s’est offert en janvier dernier un comeback de rock star, avec un nouveau bijou rappelant Kafka sur le rivage et 1Q84.
Un amour adolescent soudainement évaporé, un étrange pacte faustien, une cité aux murs mouvant et menaçant, un homme coincé entre le monde des morts et celui des vivants : un shot d’imaginaire où l’onirisme le dispute à la mélancolie. Du pur Murakami, saupoudré d’une ambiance studio Ghibli.
| Un sujet de société : La nuit au cœur, de Nathacha Appanah
Tout part de l’un des plus odieux faits divers de ces dernières années. 4 mai 2021, à Mérignac, en Gironde, Chahinez Daoud, mère de trois enfants, est brûlée vive par son mari alors qu’elle était en instance de divorce et avait alerté à plusieurs reprises les autorités des violences dont elle était régulièrement la victime.
Nathacha Appanah est frappée de plein fouet par cette mort, parce qu’elle ricoche avec son histoire familiale, intime, et réveille en elle des traumas enfouis. Le souvenir de sa cousine Emma, morte sous les coups de son mari à l’île Maurice en 2000, mais surtout son propre calvaire, enduré pendant six ans auprès d’un tortionnaire. MB le maçon, RD le chauffeur ministériel ou HC le poète, trois prédateurs qui ne seront pas nommés, comme s’il fallait ne leur faire aucun cadeau, et trois destinées tragiques qui s’entremêlent pour livrer une analyse méticuleuse de l’emprise. Terrassant.
| Un roman étranger : Un monde nouveau, de Jess Row
Étoile montante de la littérature américaine, Jess Row déploie un roman à couper le souffle qui, en l’espace de 500 pages, embrasse tous les combats et aspire toutes les angoisses de notre temps. En 2003, au cœur de la seconde Intifada, Bering Wilcox, fille d’une riche famille juive new-yorkaise, est abattue par un sniper israélien alors qu’elle manifeste contre la colonisation illégale d’un village de Cisjordanie. Sa mort fait office d’accélérateur de particules, de détonateur d’une implosion familiale qui couvait depuis longtemps.
Un père, star du barreau en pleine dépression, une ex-femme géophysicienne nihiliste qui vit recluse avec sa nouvelle compagne, un fils réfugié en Allemagne après avoir été moine bouddhiste au Népal, une fille engagée aux côtés des sans-papiers le long de la frontière mexicaine : par sa charge adressée à l’époque, le roman choral convoque Jonathan Franzen, et la désintégration cynique et déchirante de la cellule familiale, elle, rappelle la série Succession. Quant à l’impertinence narrative, il y a du Woody Allen époque Annie Hall.
| Un roman horrifique : La nuit ravagée, de Jean-Baptiste Del Amo
Il fallait bien tout le talent et l’irrévérence de Jean-Baptiste Del Amo, Goncourt du premier roman avec Une éducation libertine (2009) et Prix du roman Fnac avec Le Fils de l’homme (2021), pour publier le tout premier conte horrifique de la prestigieuse et si sage collection « Blanche » de Gallimard.
Reprenant tous les poncifs savoureux du genre – la bande d’adolescents trop curieux, la maison abandonnée, les bestioles dégoûtantes –, il nous propulse dans une redoutable machine à cauchemars. Mais, en bon connaisseur des romans de genre, l’auteur sait que l’exploration de nos peurs et de nos passions morbides est le parfait catalyseur d’une réflexion plus profonde sur les démons qui rongent les hommes et les sociétés. Avec des conclusions presque plus terrifiantes que l’histoire qu’il a imaginée.
| Un premier roman français : La Bonne Mère, de Mathilda Di Matteo
Le temps d’un week-end, Clara est de retour au bercail. Mais la Marseillaise, partie faire ses études à Paris au grand dam de ses parents, n’est pas venue seule. À son bras, un grand échalas aux manières de bourge. Pire, un Parisien. La goutte de trop pour Véro, matriarche autoritaire, cagole excentrique qui dissimule derrière ses folles expressions une douleur intime et un regard acerbe sur le monde.
Alternant entre les points de vue de la mère et de la fille, on plonge dans un western domestique flirtant continuellement, sans jamais y basculer, avec la caricature, tirant à vue sur tout ce qui obsède nos sociétés contemporaines : les transfuges de classes, l’héritage et la transmission, l’amour maternel, la violence des hommes… Intense, parfois cliché, drôle et enlevé, plus profond qu’il n’y paraît, il est là le nouveau roman marseillais.
| Un premier roman étranger : Je suis fan, de Sheena Patel
« Je traque sur Internet une femme qui couche avec le même homme que moi. » Un « Je » appuyé, redondant, visiblement dérangé. Derrière cette première personne du singulier, une jeune Londonienne qui voit sa vie régie par deux obsessions, deux personnes dont on ne saura jamais le nom. D’un côté, celui qu’elle désigne comme « l’homme avec qui je veux être », un conférencier en vogue, marié, dont elle est fan et avec qui elle couche, mais qui s’évapore dès qu’elle pose la question de la nature de leur relation. De l’autre, « la femme qui m’obsède », une gosse de riche américaine, influenceuse WASP et seconde maîtresse pour laquelle son amant est en train de la délaisser.
Au fil des pages, l’héroïne s’enfonce dans les entrailles des réseaux sociaux, fomente des plans insensés pour évincer sa rivale et récupérer sa proie. Elle sombre et s’affranchit du réel. Un exercice de style décontenançant qui sulfate une société des apparences gouvernée par nos petites vanités.
| Un polar : Bleus, blancs,rouges et L’Étendard sanglant est levé, de Benjamin Dierstein
Le plus grand polar de ces dix dernières années par le James Ellroy français. Cinq ans de travail pour une radioscopie sombre, brutale, dévorante de la France des années 1970-1980, celle de l’après-mai 68, des barbouzes du septennat Giscard, des chocs pétroliers et des prémices de la course au fric, celle du disco et des folles nuits parisiennes. Un quatuor de personnages inoubliables : Marco Paolini et Jacquie Lienard, duo concurrent de bleus fraîchement sortis de l’école de police ; le brigadier Gourvennec, flic infiltré dans un groupe proche d’Action directe, et, bien sûr, l’homme qu’ils traquent, Geronimo, marchand d’arme énigmatique. À leurs côtés, tout un aréopage de figures historiques vient se joindre à la fête : le terroriste Carlos, le politicard Charles Pasqua, le mafieux de la French Tany Zampa.
Avec un travail acharné pour nous imprégner d’images, sans jamais rien sacrifier au suspense et à l’action, Benjamin Dierstein propose une expérience immersive époustouflante dans une France en proie à la peur, paralysée par sa propre déliquescence économique, politique et morale. Suite et fin en janvier prochain.
| Une dystopie : Le chant du prophète, de Paul Lynch
Comme un signe de l’inquiétude qui rôde et de la colère qui monte, la dystopie a déserté les mondes futuristes pour s’ancrer violemment dans le présent. Les lendemains qui déchantent ont laissé la place à l’aujourd’hui qui déraille.
En racontant, avec un hyperréalisme dévastateur, le glissement progressif et fatal de l’Irlande dans le totalitarisme à travers les yeux d’une mère de quatre enfants dont le mari syndicaliste disparaît soudainement, Paul Lynch alerte sur la fragilité des démocraties et l’impuissance de ceux qui la constituent. Toute ressemblance avec la réalité… Un brûlot politique implacable et éprouvant, couronné du Booker Prize l’année dernière.
| Une chambre à soi : À quatre pattes, de Miranda July
La première fois qu’on a entendu parler de Miranda July, c’était en 2005. L’Américaine repartait de Cannes avec la Caméra d’or pour son premier film, Moi, toi et tous les autres, comédie romantique foutraque, désenchantée, manifeste d’une œuvre dédiée aux inadaptés, à tous ceux qui sont incapables de respecter les codes érigés par la société. Avec un talent tout particulier pour croquer les personnages féminins en pleine crise existentielle. Vingt ans, deux films et trois livres plus tard, À quatre pattes parachève son hymne aux beaux bizarres avec une jubilatoire confession autofictionnelle : Miranda July pourrait bien être la cheffe de file de cette famille dysfonctionnelle.
La narratrice lui ressemble à s’y méprendre. Artiste de Los Angeles, queer, mais mariée à un homme, mère d’un·e enfant non binaire, elle reçoit un jour un paiement inattendu et décide de tout dépenser dans un road trip solitaire direction New York. Pour échapper aux entraves de son foyer, mais surtout pour satisfaire un désir pressant de vibrer avant la barre fatidique des 50 ans et cette foutue ménopause qu’on balance à toutes les sauces.
Mais son voyage tourne court. À une station essence de la ville voisine de Monrovia, elle croise le regard de Davey et trouve l’étincelle qu’elle cherchait. Plutôt que de traverser le pays, elle s’installe dans un motel miteux pour en faire le royaume de ses fantasmes, explorant les 1 001 facettes du rapport charnel et définissant les conditions du retour à la vie de famille. Fable excentrique, conte érotique, À quatre pattes est surtout un signe de ralliement féministe et une invitation à défier le temps en s’offrant une chambre à soi.
| Un thriller hollywoodien : Toutes les nuances de la nuit, de Chris Whitaker
1975, dans les Ozarks, région sauvage au cœur des États-Unis. Après avoir sauvé d’une agression la star du lycée, Patch McCauley, jeune garçon fantasque et borgne, disparaît. Son t-shirt, maculé de sang, est retrouvé dans une forêt alentour. Le shérif lance les recherches, mollement, et l’affaire s’enlise. Seule Saint, conductrice de bus scolaire et proche de l’adolescent, continue à se débattre pour dénicher une piste, précipitant sa vocation d’enquêtrice.
307 jours plus tard, le garçon réapparaît comme par enchantement. Mais, loin d’être une fin, son retour sonne comme le début d’un long trauma et d’une enquête qui va s‘étaler sur plus de 30 ans, à la poursuite d’un prédateur terrifiant. Entre enquête haletante, radiographie d’une communauté et drames intimes si longs à cicatriser, Chris Whitaker déploie une fresque à l’ambition démesurée, déchirante de part en part et qui va bien au-delà du polar.
| Une nuit au musée : Après Dieu, de Richard Malka
Si aujourd’hui la mode est à la collection littéraire qui met en situation ses auteurs, on le doit en partie à la formidable série initiée chez Stock, « Ma nuit au musée », qui propose depuis sept ans maintenant à des écrivains de passer une nuit dans le musée de leur choix pour faire naître un texte intime et sans contrainte. Après Le Louvre de Jakuta Alikavazovic dans Comme un ciel en nous ou encore le Musée Ann Frank de Lola Lafon dans Quand tu écouteras cette chanson, Richard Malka nous embarque au Panthéon.
Le disciple de Georges Kiejman, avocat de Charlie Hebdo, homme de lettres qui défend le droit de rire de tout et surtout de Dieu, profite de ses pérégrinations nocturnes parmi les tombeaux des grands hommes pour s’entretenir avec Voltaire, pourfendeur de l’obscurantisme religieux. Dans une époque gangrenée par le fanatisme et les dérives communautaires, il nous invite à penser la possibilité d’un autre système de croyances. Amen.
| Une enquête : Les évaporés du Japon, de Léna Mauger
Avant de se consacrer, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la rédaction en chef de l’excellente revue Kometa, qu’elle a cofondée pour « raconter le monde là où il bascule », Léna Mauger s’est d’abord passionnée pour le Japon avec un reportage, lauréat de la bourse Lagardère, intitulé Toyota City, mais surtout avec une enquête à couper le souffle que Les Arènes ont eu la bonne idée de rééditer.
Accompagnée sur le terrain du photographe Stéphane Rémael, elle a voulu comprendre un étrange phénomène qui gangrène depuis des années la société nippone, les johatsu, ces quelque 100 000 personnes par an qui font le choix de disparaître sans laisser de trace. Dans un pays où la pression sociale est telle que l’échec est comparable à la mort, elle a remonté la trace de ces fantômes qui ont préféré abandonner jusqu’à leur identité plutôt que de subir la honte et la disgrâce promises par un système vicié.
| Une non-fiction : Il était une fois les Amériques, de David Grann
Une édition collector qui rassemble trois récits déjà parus de David Grann, reporter emblématique du New Yorker et auteur d’enquêtes littéraires virtuoses, comme Killers of the Flower Moon (2017), récemment adaptée au cinéma par Martin Scorsese. Deux reportages, plus courts, moins connus, mais passionnants, Chroniques d’un meurtre annoncé et The Yankee Comandante, nous entraînent au Guatemala et à Cuba. Mais, surtout, La cité de Z, chef-d’œuvre de l’auteur, popularisé par son adaptation au cinéma signée James Gray.
Pendant l’entre-deux-guerres, Percy Fawcett, militaire et archéologue britannique, a sacrifié sa vie pour retrouver, au cœur de l’Amazonie, la piste d’une supposée civilisation avancée. En contant dans l’enfer vert, au milieu des animaux sauvages et des tribus indigènes, cette expédition dantesque lors de laquelle l’explorateur disparaîtra sans laisser de trace, David Grann fait surtout le récit halluciné d’une quête obsessionnelle aux confins de la folie pour entrer en contact avec d’autres formes de vie.
| Un manga : Berserk Prestige, de Kentaro Miura
Monument culte de dark fantasy, source d’inspiration revendiquée de Game of Thrones, manga le plus tragique et le plus gore d’un genre pourtant pas avare en hémoglobine : la saga Berserk est un chef-d’œuvre noir qui exploite à fond tout le potentiel du 9e art. L’histoire de Guts, le guerrier solitaire à l’épée démesurée, le héros maudit, obsédé à l’idée d’accomplir sa vengeance, est magnifiée page après page par les dessins habités de Kentaro Miura, qui offrent une expérience de lecture dévastatrice.
Depuis quelques mois, Glénat a entrepris de republier le manga en édition collector avec une traduction revue et augmentée, et des pages couleur inédites, qui étaient jusqu’à présent uniquement disponibles dans les archives de l’éditeur japonais. Comment dit-on « trésor » en japonais ?
| Une biographie : Un certain Julio Iglesias, d’Ignacio Peyro
1986. Dans son jet privé, Julio Iglesias, marcel, toison apparente, paire d’Aviator vissée sur le nez, s’apprête à déguster un seau de KFC avec une tortilla et un verre de château Lafite-Rothschild. La photo légendaire qui orne la couverture du livre d’Ignacio Peyro dit tout de la figure excentrique, grotesque et géniale qu’il entend nous croquer. Avec un incroyable souffle littéraire, le journaliste retrace le destin chahuté de l’incarnation la plus flamboyante du latin lover, celui qui reste à ce jour l’artiste hispanophone ayant vendu le plus d’albums à travers le monde (300 millions d’exemplaires).
Sa première carrière de footballeur comme gardien du Real Madrid ; l’enlèvement de son père par un commando de l’ETA ; l’irrésistible ascension d’un crooner à l’énergie hors norme ; sa résidence luxueuse d’Indian Creek, où il recevait le gratin de la jet-set ; les innombrables femmes de sa vie, dont Isabel Preysler, « la perle de Manille », qui le quittera avec perte et fracas pour le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa ; son rôle méconnu, mais décisif, dans les tractations politiques internationales de l’époque entre Reagan, Mitterrand et Jose Maria Aznar… Le show Iglesias tient toutes ses promesses.
| Une langue : Les forces, de Laura Vazquez
Avec David Lopez et Simon Johannin, Laura Vazquez est la grande sœur d’une drôle de famille qui s’est constituée au sein de la nouvelle génération d’écrivains et qui entend faire fusionner poésie et fiction. Les forces est son deuxième roman, mais pourrait tout aussi bien être son cinquième recueil. Tout simplement parce qu’elle fabrique ses livres à rebours de l’idée d’intrigue ou de personnage. Ce sont d’abord les mots qui font les histoires. Des mots qu’il faut lire à haute voix pour en appréhender le pouvoir.
En observant autour d’elle, une jeune femme réalise soudainement que la vie est devenue un jeu tragique où tout le monde tient sa partition et affute ses mensonges pour se conformer aux injonctions sociales et identitaires. Elle s’élance alors dans une croisade, débusquant les illusions, les trucs et les tics qui parasitent nos existences. Un livre étrangement drôle, un appel à habiter à nouveau le langage, seul horizon pour réenchanter le monde.
| Un pari pour l’avenir : La tentation artificielle, de Clément Camar-Merci
Parce qu’elle fait vaciller notre rapport au réel, l’intelligence artificielle s’est mise à hanter nos romans, comme le poison lent d’une angoisse existentielle. Chaque époque fabrique ses monstres et voilà que surgit, à la place du yuppie, si bien croqué par Bret Easton Ellis, le codeur de génie disposant d’un pouvoir trop grand pour lui. Virtuose de la tech au sommet de sa gloire, rongé par les traumas et une étrange maladie, Jérémie prend une décision radicale : offrir sa vie aux algorithmes, désormais seuls maîtres de ses décisions. Un geste fou, galvanisé par une retraite spirituelle, qui va déboucher sur la création de sa grande œuvre : une IA capable de résoudre nos dilemmes moraux.
Répondant en écho, 50 ans plus tard, à L’homme-dé de Luke Rhinehart, qui faisait du hasard une nouvelle transcendance perverse, Clément Camar-Mercier raconte la quête bien réelle, entreprise par certains démiurges, pour faire de l’algorithme notre nouveau Dieu. Quel avenir radieux !
| Une bande dessinée : La Guerre des Lucas Épisode II
La bande dessinée documentaire vit son âge d’or et Les guerres de Lucas en est le représentant le plus éblouissant. Le nouveau prodige du dessin, Renaud Roche, et son acolyte, le journaliste Laurent Hopman, deux grands amoureux de science-fiction, retracent le parcours du génie visionnaire George Lucas et racontent l’épopée dantesque que fut la création de sa saga cultissime, Star Wars. Truffé de révélations, brillamment mis en scène, poignant et drôle.
Sorti il y a quelques semaines, le deuxième tome relate l’histoire de la production de L’Empire contre-attaque et se penche sur la création de la deuxième merveille de George Lucas, la saga Indiana Jones.
| Un beau livre : Oasis: Trying to Find a Way Out of Nowhere, de Jill Furmanovsky et Noel Gallagher
Publié quelques semaines après l’incroyable tournée de reformation estivale entreprise à travers le monde par les deux frères de Manchester, Trying to Find a Way Out of Nowhere rassemble les clichés emblématiques de Jill Furmanovsky, qui a suivi de près, sur scène, en coulisse et sur la route, la carrière d’Oasis.
Un album photos à couper le souffle, avec les commentaires exceptionnels de Noel Gallagher pour décrypter l’irrésistible ascension, mais aussi les nombreuses zones de turbulences traversées par le groupe emblématique du rock anglais.
| Des mémoires : Une sirène à Hollywood, d’Esther Williams
Mis à part la publicité culte d’Evian dans les années 2000, dans laquelle des dizaines de bébés se trémoussent dans une piscine sur des chorégraphies exécutées à la perfection, les « aquamusicals », ces films où la comédie musicale rencontre la natation synchronisée, n’ont guère connu de succès autre part qu’aux États-Unis. Pas étonnant donc que vous ne connaissiez pas Esther Williams, la sirène d’Hollywood, star des années 1940 et 1950, dont les éditions Séguier publient aujourd’hui les mémoires. Avec une franchise déconcertante et des révélations sidérantes, celle qui disparut en 2013, à 91 ans, nous livre les souvenirs d’une vie chahutée, passée à dénoncer l’emprise des hommes sur la machine à rêve.
Grand espoir de la natation américaine, recordwoman du 100 mètres en 1939, elle voit ses espoirs olympiques brisés par la Seconde Guerre mondiale et s’offre une nouvelle vie à Hollywood, où elle est engagée par MGM pour des numéros de ballets aquatiques et des comédies musicales. Du grand bassin à la plongée au milieu des requins, voilà la championne propulsée dans un monde crasseux et décadent, où les paillettes ne sont que de la poudre aux yeux.
L’insistance des producteurs, les fantasmes des réalisateurs, la folie perverse des acteurs symbolisée par une scène glaçante dans laquelle Johnny « Tarzan » Weissmuller lui court après, le sexe à la main, en faisant des cris de singe : rien n’a été épargné à Esther Williams. Après une trentaine de films, dont La première sirène (1952) et La chérie de Jupiter (1955), elle fait ses adieux au cinéma dès 1961 pour monter… sa marque de maillots de bain.
| Un recueil de nouvelles : La forme et la couleur des sons, de Ben Shattuck
Été 1919. Deux jeunes hommes voient leur amour décuplé par une passion commune pour la musique. Ils décident alors de partir sur les chemins, à travers la campagne du Maine, région sauvage américaine, pour recueillir les chansons traditionnelles qui transcendent les communautés. Jusqu’à la disparition soudaine de l’un d’entre eux.
Cette première novella, portée à l’écran en février prochain avec le duo à tomber du ciné indé Paul Mezcal-Josh O’connor, annonce la couleur d’un recueil poétique et déchirant dans lequel chaque histoire est reliée par une résurgence du passé. Entre méditation sur la nature, radioscopie du désir et cantique des âmes égarées. Beau à en crever.
| Un essai : Cyberpunk, d’Asma Mhalla
Déjà remarquée avec son précédent livre, le brillant Technopolitique, Asma Mhalla enfonce le clou et invente un nouveau concept littéraire. Un essai ultradocumenté, au réalisme implacable, à la première personne, qui se lit comme un roman de science-fiction imaginant pour l’homme un avenir terrifiant.
Cyberpunk interroge les nouvelles formes de pouvoir et d’oppression à l’aune du second mandat de Donald Trump, et analyse l’interpénétration toujours plus prononcée entre l’État américain et les géants de la tech. Chronique d’un technofascime annoncé et avènement d’un monde dystopique. Avec quelques clés pour organiser la résistance face aux algorithmes.
| De la SF : Absolution, de Jeff VanderMeer
En découvrant le livre, d’abord de la méfiance. Combien d’auteurs ont abîmé leur héritage en se lançant, des années plus tard, dans l’écriture d’un nouvel opus venu compléter l’univers de leur trilogie culte ? Puis, comme un poison lent, une curiosité malsaine, l’appel irrésistible de la Zone X, cette contrée animée par une force mystérieuse, hostile, qui engloutit et consume quiconque ose l’approcher. Née de l’esprit de l’Américain Jeff VanderMeer, elle était loin d’avoir livré tous ses secrets. Car le triptyque du Rempart Sud et surtout son premier tome, Annihilation, merveille de thriller psychologique porté à l’écran par Alex Garland, avait d’abord pour ambition de stimuler la peur jusqu’à la paranoïa, de se nourrir des doutes et des illusions du lecteur, quitte à provoquer chez lui de la frustration.
Absolution ne vous apportera que peu de réponses sur la nature du mal, mais réussit le pari d’être à la fois un trésor pour les connaisseurs et une porte d’entrée électrisante pour les profanes. Trois parties et trois expéditions pour raconter, dans une région où pullulent les signes avant-coureurs de la catastrophe – comme ces hordes de lapins cannibales –, les prémices de la confrontation avec la Zone X, entre établissement d’une frontière et mise en place d’une unité secrète chargée de contrôler la menace. Un retour aux sources pour poser une question, comme un point d’exclamation : qui, de la terrifiante entité présente à nos portes ou de la bureaucratie froide, tentaculaire, qui cherche à s’en emparer, est la plus dangereuse pour l’humanité ?