Diffusé le 26 septembre sur Apple TV+, ce thriller plonge Jessica Chastain dans l’enfer numérique de la fachosphère américaine. Un sujet brûlant d’actualité.
Tout a commencé avec une enquête publiée en 2019 par le magazine Cosmopolitan et titrée « Peut-on empêcher une tuerie de masse avant qu’elle n’ait lieu ? ». La journaliste Andrea Stanley y recueillait le témoignage d’une femme anonyme surnommée « La Savante », une collaboratrice du FBI qui traque des hommes violents en ligne et mesure leur degré de radicalisation. Créatrice d’Anatomie d’un scandale (2022) et scénariste sur House of Cards (2013-2018) et The Americans (2013-2018), Melissa James Gibson a été inspirée par cette héroïne de l’ombre au moment de créer sa nouvelle minisérie, The Savant.
Derrière le surnom de « La Savante » se cache Jodi Goodwin, une épouse et mère de famille dont on suit le quotidien professionnel pour le moins stressant. Armée de son ordinateur et de son smartphone, l’enquêtrice traque toute la journée des groupes de haine en ligne sur divers forums (type Reddit ou Discord) et se fait passer pour l’un de ces hommes radicalisés. Jodi tente de conserver ses vies pro et perso séparées, mais son métier prend de plus en plus de place, alors qu’elle suspecte la planification d’une tuerie de masse.
Une performance magnétique
Jessica Chastain est de tous les plans dans ce thriller psychologique magistral, composé de huit épisodes. C’est un choix de casting judicieux : agente de la CIA dans Zero Dark Thirty (2012), astrophysicienne dans Interstellar (2014) ou redoutable lobbyiste dans Miss Sloane (2016), l’actrice a souvent fait des étincelles dans des rôles de femmes brillantes, absorbées par des métiers longtemps restés des chasses gardées masculines. Et The Savant s’inscrit dans ce pan de sa filmographie.

La star impressionne dans la peau de Jodi Goodwin, un personnage féminin complexe, nuancé et fascinant. Cette enquêtrice top secret doit faire preuve d’une constante vivacité d’esprit pour naviguer au cœur d’un groupuscule de suprémacistes blancs particulièrement dangereux et lié à des politiciens conservateurs. Le risque, avec ce genre d’héroïnes, c’est de tomber dans une performance froide et robotique.
Cependant, la série évite cet écueil, en nous donnant à voir le quotidien familial de Jodi et la manière dont son métier s’incruste dans tous les interstices de sa vie. Jessica Chastain brille autant dans les moments où elle se glisse dans la peau de « La Savante » que dans ceux où sa santé mentale vacille.

Pour être efficace, Jodi ne peut pas lâcher son téléphone, que ce soit au milieu d’un mariage ou d’une discussion familiale. Elle développe ainsi des techniques d’évitement avec ses enfants et son mari. Et puis, la nature de son métier – déjouer des complots fomentés par des suprémacistes blancs – a une incidence sur sa manière de ressentir le monde. Derrière la façade de contrôle, la deuxième partie du show lève le voile sur les failles de son héroïne, sa rage intériorisée et ses traumas d’enfance.
Combattre la haine au quotidien
La réussite de la série repose aussi sur sa réalisation soignée, doublée d’une finesse et d’une grande rigueur dans son écriture. Les épisodes, d’une durée plutôt courte d’une trentaine de minutes, resserrent l’action et ne laissent place à aucune scène inutile. La mise en scène se fait étouffante quand Jodi se glisse dans la peau de « Fleshy MF », un alias qu’elle a créé pour infiltrer un groupe radicalisé de la fachosphère (l’ensemble des communautés en ligne où les hommes échangent des idées d’extrême droite).

Visuellement, le public se trouve face à un personnage masculin blanc, tandis que le visage de Jessica Chastain se reflète dans son ordinateur. Cette idée de mise en scène, justifiée un peu plus tard (on vous laisse la surprise), apporte un peu de piment à ces séquences statiques, où l’on découvre la façon dont échangent ces hommes violents.
À l’instar des séries médicales au jargon complexe, on ne comprend pas tout à leur langage ultracodé et référencé (que maîtrise parfaitement « La Savante »), mais cela ne gêne pas la compréhension générale et apporte une dose de réalisme indispensable. À travers le risque encouru par Jodi, la production illustre les méfaits du « doxing » – le fait de divulguer en ligne les informations personnelles d’un individu dans le but de lui nuire. Une situation à laquelle les militantes féministes en ligne sont particulièrement exposées.

« Fleshy MF », le double masculin et suprémaciste de Jodi, vient aussi symboliser la dissociation que l’enquêtrice est obligée de s’imposer pour bien faire son travail. Faire semblant d’être un homme rempli de haine à l’égard des femmes et des minorités a un coût psychique que Jodi sous-estime. Nous, public, voyons à quel point le personnage perd peu à peu pied.
La série marche telle une funambule en équilibre instable : on a tantôt l’impression que Jodi devient complètement paranoïaque, tantôt qu’elle est au contraire clairvoyante dans un monde en plein déni face à la montée des idées fascistes. À travers les séquences avec son jeune fils, Ryan (Toussaint Francois Battiste), on se rend aussi compte qu’il est très compliqué de préserver les jeunes garçons d’influences masculines toxiques.
Une série brûlante d’actualité
Apprenant qu’un ado de 14 ans est radicalisé depuis trois ans, le patron de Jodi lui dit, désabusé : « Je sais que plus rien ne devrait me surprendre, mais ils deviennent de plus en plus jeunes ». Impossible de ne pas penser à la série Adolescence. Récompensée par huit Emmys et créée par Jack Thorne et Stephen Graham, elle suit l’arrestation d’un jeune garçon auteur d’un féminicide, après avoir été exposé à du contenu masculiniste sur les réseaux sociaux.

The Savant fait office de complément à Adolescence : on a cette fois le point de vue de celle qui remonte la piste de la manosphère, pour débrancher ces discours haineux à la source. Alors que l’assassinat de Charlie Kirk, un militant politique d’extrême droite, par Tyler Robinson, un homme qui pourrait être affilié à un groupe de suprémacistes blancs en ligne hostiles à la victime (les Groypers), fait la Une des journaux américains, le show d’Apple TV+ résonne intensément avec l’actualité, dans une Amérique trumpiste gangrenée par les discours de haine.

Si la victime provient du camp réactionnaire, l’histoire américaine est remplie de tueries de masse dont les motifs les plus courants sont le racisme, la misogynie, la haine religieuse et l’homophobie. Les femmes étant souvent visées et sommées par ces hommes de « retourner dans leurs cuisines », The Savant, un terme par ailleurs plus souvent utilisé pour décrire un homme qu’une femme, possède une indéniable portée féministe, assumée par Jessica Chastain.
Dans une interview accordée à The Saturday Paper, elle explique : « Je suis toujours intéressée par les histoires subversives et provocatrices. […] Quant aux personnages féminins que j’ai joués, je suis attirée par ceux qui s’inscrivent contre les stéréotypes de genre ou ce que la société attend d’une femme. »

Avec The Savant, l’actrice braque les projecteurs sur une super-héroïne de la vraie vie, qui risque sa propre existence dans l’exercice d’un métier moins spectaculaire que d’autres, donc peu mis en avant, et pourtant capital à l’ère des réseaux sociaux dopés aux discours misogynes.