Le réalisateur acclamé de Magnolia (2000), There Will Be Blood (2008) et Phantom Thread (2018) sonde un matériau plus personnel dans Licorice Pizza, qui gravite autour de la rencontre de deux jeunes adultes dans les vestiges californiens de son adolescence.
Difficile de ne pas songer à Il était une fois à Hollywood (2019) de Quentin Tarantino en découvrant Licorice Pizza, le neuvième film du cinéaste californien Paul Thomas Anderson. À sa manière, le réalisateur de Boogie Nights (1997) et Inherent Vice (2015) redonne vie à une époque bien précise, accolée à la fois dans l’espace et dans le temps à celle dépeinte par Tarantino dans Il était une fois à Hollywood. Tarantino y brossait, en quelque sorte, un portrait topographique de sa propre cinéphilie, nécessairement rempli de truchements, de fantasmes, de déjà-vus. Dans le nouveau film de Paul Thomas Anderson – P.T.A pour les intimes – l’espace urbain est aussi méticuleusement reconstitué, mais prend nettement moins de place que chez Tarantino : celui-ci sert plutôt de toile de fond pour coller au plus près des personnages et soigner leurs contours.
Licorice Pizza, nom emprunté à une chaîne de disquaires depuis disparue qui a certainement façonné l’imaginaire de P.T.A (et qui n’est d’ailleurs jamais mentionnée dans le film), se déroule dans la vallée de San Fernando, excroissance urbaine de Los Angeles, au début des années 1970. Le film capte les trajectoires de Gary, telles les ondes émises depuis une époque révolue, incarné par Cooper Hoffman – fils du regretté Philip Seymour Hoffman – jeune ado qui se rêve déjà businessman, et Alana, interprétée par Alana Haim (l’une des trois soeurs du groupe californien HAIM, pour lequel Anderson a réalisé plusieurs clips), d’au moins dix ans son aînée, qui se prend peu à peu à traîner – hang out, disent les Américains – avec Gary et sa bande de copains débrouillards.
Paul Thomas Anderson troque la maîtrise imparable de ses derniers films, de l’implacable There Will Be Blood (2008) au très sophistiqué Phantom Thread (2017) en passant par le planant Inherent Vice et la folie sourde de The Master (2013), contre la fougue et l’insouciance retrouvées de Boogie Nights et Punch-drunk love (2003). Exit les masterclass de Daniel Day-Lewis et Joaquin Phoenix : le réalisateur offre à Cooper Hoffman et Alana Haim l’occasion de briller dans leurs premiers rôles au cinéma, visages encore méconnus du grand écran autour desquels viennent se greffer les gueules abîmées de Tom Waits et Sean Penn et les visages familiers de Bradley Cooper, Benny Safdie ou encore Maya Rudolph. Tirant de ses souvenirs adolescents le cadre général de Licorice Pizza, P.T.A brosse avec la maturité d’un cinéaste confirmé le portrait d’une jeunesse prête à encaisser les coups et à tenter l’impossible, dans un monde d’adultes figés dans leurs névroses.
A trip down memory lane
P.T.A ouvre le bal par un véritable morceau de bravoure, la rencontre entre Alana et Gary. Tandis qu’il patiente sagement dans la file pour se faire tirer le portrait le jour de la photo de classe, Gary cherche d’emblée à attirer l’attention d’Alana, assistante du photographe ce jour-là. La séquence, virtuose de bout en bout, épouse alors l’architecture rectangulaire du lycée et la marche de Gary qui, toujours très sûr de lui, tente de convaincre Alana de sortir avec lui. Tout part donc de cette scène d’ouverture dont la virtuosité ne sera sans doute pas égalée dans le reste du film mais qui confère néanmoins à Licorice Pizza son impulsion première, sa force motrice : la séquence opère d’une certaine manière comme une centrifugeuse, emportant dans son tourbillon les deux personnages principaux du film et déployant d’entrée de jeu ces deux axes qui ne cesseront de s’attirer et de se repousser.
Partant de ce postulat, le film travaille entièrement à recréer des atmosphères, à saisir au vol des moments de complicité entre Gary et Alana, quitte à faire fi d’une narration classique. Que se passe-t-il dans Licorice Pizza ? Rien. Pas grand-chose. Il n’y a pas à d’intrigue à proprement parler : au fond tout réside dans l’art du montage et l’audace de P.T.A, aidé par son monteur Andy Jurgensen (proche collaborateur d’Anderson depuis Inherent Vice et monteur des clips de Radiohead et HAIM), de maintenir un rythme constant, un même élan traversant les séquences et rebondissant sur la bouffonnerie des personnages secondaires, le coeur du film reposant tout entier sur ce principe d’attraction-répulsion qui ponctue la relation des deux protagonistes. Licorice Pizza a tout l’air d’une petite expérience d’alchimie instable, plus attachée à combiner un tas d’ingrédients explosifs qu’à façonner un résultat probant : la manière qu’a ici Paul Thomas Anderson de cerner son sujet, sans doute moins cérébral que dans ses précédents longs-métrages, est ce faisant plus légère et décomplexée, tout en étant formellement toujours aussi envoûtante et viscérale.
Les personnages de Gary et Alana passent ainsi leur temps à se chercher, à se trouver, puis à se fuir. De son côté, Gary Valentine, du haut de ses quinze ans, a déjà ses petites habitudes au Tail o’the Cock, restaurant réputée de la Vallée, et tente de percer en tant que jeune acteur, avant de finalement se lancer dans le business des matelas à eau, alors en vogue, puis de mettre la clé sous la porte et de se lancer dans une nouvelle aventure surdimensionnée. Alana, quant à elle, rend service à droite à gauche, cherche un sens à sa vie, se dit qu’après tout elle pourrait tenter sa chance à Hollywood, mais se retrouve en fin de compte à soutenir le politicien Joel Wachs (Benny Safdie) dans sa campagne. Tout le film est rythmé par ces instants fugaces, ces scènes apparemment détachées les unes des autres où Gary et Alana expérimentent tour à tour les possibilités du rêve américain – et s’en lassent.
Les personnages secondaires traversent leurs paysages comme les fantômes d’une époque à bout de souffle, à l’image du personnage de Sean Penn en ersatz de l’acteur William Holden, totalement déconnecté de la réalité, ou du producteur déjanté Jon Peters, incarné avec brio par Bradley Cooper. Contrairement à Tarantino, PTA ne fétichise pas la banlieue de Los Angeles et ses voitures vrombissantes. Au contraire, le film excelle lorsqu’il coupe tout simplement le moteur – à vrai dire, le film se déroule au moment de la crise pétrolière qui a frappé les Etats-Unis en 1973 – et suit tout simplement ses personnages se mettre en mouvement, accélérer le pas, finissant dans une course effrénée l’un vers l’autre digne de Mauvais sang (Leos Carax, 1986), non plus sur le rythme de Modern Love mais du tout autant cinégénique Life On Mars? de l’indétrônable David Bowie.
Dans leurs courses symétriques, intelligemment juxtaposées par le montage, Alana et Gary prennent finalement le contre-pied d’une époque accro à la vitesse (illustré littéralement dans le cadre, à l’issue d’une scène surréaliste sur un terrain de golf) et insufflent à Licorice Pizza son véritable carburant. Certains segments semblent certes ralentir drastiquement l’entrain du film ; néanmoins, on gardera en mémoire quelques scènes d’anthologie, comme lorsque Gary, Alana et leurs copains, coincés à bord de leur camion en panne d’essence, dévalent en marche arrière les collines d’Hollywood, en pleine nuit, dans un silence confondant : une pure scène de tension, quasi burlesque, dépouillée de tout effet numérique et d’artifices, qui témoigne bien de la fugacité dans laquelle baigne Licorice Pizza.
Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson – avec Cooper Hoffman, Alana Haim, Bradley Cooper, Sean Penn, Tom Waits, Benny Safdie – 2h13 – En salles le 5 janvier 2021