Le quatrième volet de la saga révolutionnaire lancée en 1999 par les soeurs Wachowski prend l’idée de reboot au pied de la lettre et s’amuse avec un plaisir retors de sa raison d’être. Le film accuse néanmoins certaines maladresses et s’embourbe ici et là dans les pièges tendus par sa propre architecture.
[Article susceptible d’évoquer certains éléments de l’intrigue]
Matrix Resurrections est à l’image de son tout premier plan : un gigantesque miroir d’eau reflétant l’aura iconique quelque peu figée des premiers films, comme conservée dans le formol, au milieu duquel Lana Wachowski et ses co-scénaristes – David Mitchell (auteur de Cloud Atlas) et Aleksandar Hemon (qui a co-écrit l’épisode final de la série Sense8) – jettent allègrement un énorme pavé. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’Hollywood, dont le système carbure plus que jamais à la nostalgie, ne finisse par « ressusciter » la saga Matrix. D’entrée de jeu, ce quatrième opus, réalisé en solo par Lana Wachowski, s’avère être un objet théorique fascinant qui, avec le temps, éclipsera peut-être les quelques lacunes dont il recèle. Plus ou moins habilement, le film répond aux interrogations provoquées par l’existence même du projet : pourquoi relancer un récit vraisemblablement bouclé avec Matrix Revolutions (2003) et ramener à la vie des personnages dont les arcs narratifs étaient bel et bien achevés ? Le film propose alors plusieurs couches d’interprétation dont l’entrelacement distingue d’emblée Matrix Resurrections du tout-venant des blockbusters contemporains.
Quoi de neuf, docteur?
Le film s’ouvre ainsi par un reboot littéral de la scène d’ouverture de Matrix (1999), dans une séquence que l’on devine truffée de bugs : au milieu de ce Matrix version 2.0, de cette reconstitution au goût amer digne des meilleurs faussaires, se faufile le personnage de Bugs (Jessica Henwick) – il faut suivre le lapin blanc, comme toujours -, nouvelle incarnation du spectateur éveillé et libéré de ses chaînes qui déambule sur ce plateau de jeu géant où les événements de Matrix sont devenus une immense simulation vidéoludique. Là où Matrix était assez transparent dans sa manière de figurer l’opacité d’un monde virtuel hacké de l’intérieur par des pirates « éveillés » (Morpheus, Trinity et l’équipage du Nabuchodonosor), Matrix Resurrections fait un pas de plus dans la mise en abyme en faisant de Matrix la simulation ultime dont il s’agit de s’échapper, au risque de contrarier les fans les plus religieux de la saga.
Dans cette nouvelle itération de la Matrice, Keanu Reeves incarne ainsi une nouvelle occurence de Thomas Anderson, qui n’est plus un employé de bureau lambda mais un concepteur de jeux vidéos à succès pour l’entreprise Deus Machina – terminologie loin d’être anodine, on s’en doute bien – un brin dépressif et en panne d’inspiration, connu à travers le monde pour un jeu vidéo que nous, spectateurs, connaissons sous la forme des films Matrix. Instable psychiquement, ce Néo sous anti-dépresseurs est régulièrement atteint de flashs rappelant la trilogie des Wachowski (de ce que le spectateur sait être la « réalité »), comme d’un passé refoulé rampant à la surface, et perd progressivement pied malgré les efforts de son analyste (Neil Patrick Harris) pour le maintenir en place.
Du premier tiers de Matrix Resurrections ressort une expérimentation jubilatoire comme rarement vue dans le recyclage incessant des franchises : Lana Wachowski, qui se reconnaît sans doute dans ce personnage de game designer éreinté et dépassé par l’impact culturel sa propre création, déploie alors un pied de nez total à la machine hollywoodienne, avec un film ouvertement « méta » (terme on ne peut plus galvaudé à l’heure des multivers et autres métavers) et conscient de sa propre nature de reboot, sorte de monstre hybride où l’aliénation des personnages est précisément métabolisée par ce carburant nostalgique des images et des effets – à l’instar du bullet time – popularisés par Matrix et ses suites.
Le personnage – ou devrait-on dire le programme – de l’Analyste, porté malicieusement par Neil Patrick Harris, incarne à merveille l’omnipotence des studios et cet irrépressible besoin d’exploiter jusqu’à l’os des oeuvres déjà existantes : dans ce monde virtuel accro à Matrix, la trilogie des Wachowski agit comme un pharmakon, c’est-à-dire à la fois comme un puissant remède à l’angoisse, à l’ennui, au manque permanent de contenu, et comme un poison fatal ; la pilule bleue, c’est ce palliatif qui répond à un besoin en même temps qu’il génère de nouvelles formes de dépendance. Le sort réservé aux humains dans Matrix, maintenus en état de stase dans des millions de cocons artificiels constituant une source précieuse d’énergie pour les Machines, matérialise alors dans Matrix Resurrections la condition de l’artiste dépossédé ipso facto de son oeuvre, assimilable à un concentré purement chimique et artificiel.
Il était une fois la Révolution
Après avoir affiché sa fourberie narrative, le film, qu’on imagine déjà assez laborieux pour celles et ceux qui n’auraient pas les trois premiers films en tête, se perd en route lorsqu’il est question de faire avancer le récit. La nouvelle galerie de personnages, à l’exception de Bugs, est à peine digne d’intérêt, ce dont le scénario a pourtant conscience, au point de prophétiser leur sacrifice pour aider Néo dans sa quête. C’est que le film de Lana Wachowski, nourri par l’évolution thématique de son oeuvre (en harmonie avec sa soeur, Lilly), est de part en part animé par ce sens profond du collectif, d’un genre humain défait des codes attendus de la binarité. De Cloud Atlas (2012) à Sense8 (2015-2018), les réalisatrices rêvent à des corps connectés à travers le temps et l’espace, reliés par une même sensibilité, formant une sorte d’ensemble symbiotique fluide où les personnages, malgré leur éloignement, communiquent d’un plan à l’autre (le plan de cinéma envisagé comme un plan de conscience) dans un seul et même mouvement de caméra. Ainsi, lorsque Matrix Resurrections nous introduit à un monde « réel » – la cité d’Io remplaçant celle de Zion – où les humains ont appris à s’entendre avec certaines machines douées de sensibilité, la réalisatrice perd sensiblement de vue l’impertinence et l’audace du début du film et embarque le spectateur dans un galimatias technologique abscons et des explications téléphonées dont le seul but est d’amorcer le dernier acte.
Le film pèche principalement à la réalisation, par certaines séquences illisibles et peu engageantes, bien loin de la virtuosité et de la limpidité des premiers films, s’enlisant dans la réactualisation sans saveur de certaines scènes d’action iconiques – l’entraînement de Néo au kung-fu dans la Matrice, ou l’affrontement entre Néo et l’agent Smith à la fin du premier film. Esthétiquement, le film souffre évidemment de sa comparaison avec l’original, puisqu’il est impossible pour Lana Wachowski (et ce n’est certainement pas là son intention) de reproduire le même impact que la révolution numérique symbolisée par Matrix. L’absence de Don Davis à la bande-originale et du directeur de la photographie Bill Pope se fait fortement sentir. Heureusement, le programme de la réalisatrice n’est pas si défaillant et se situe autre part : malgré certaines portions du film visuellement indigestes et une intrigue boursouflée, le film reste mû par le lien indéfectible entre Néo et Trinity (Carrie-Anne Moss) que Bugs et sa bande tentent d’exhumer dans un élan d’amour et de générosité qui apportent au moins un semblant de nouveauté à l’univers de Matrix.
Branlant, mutant, expérimental, anomalie dans le système des superproductions, ce Resurrections doit tout son équilibre au mince espoir des retrouvailles entre Néo et Trinity et le chemin de croix de deux avatars amnésiques pour se souvenir de leur amour et recommencer à croire à leur propre « réincarnation ». Un véritable acte de foi en somme – qui prend forme dans une course poursuite finale hallucinante dans les rues zombifiées et sur les toits de San Francisco – cette foi profonde en la magie du cinéma, au rêve et à la vie des oeuvres par-delà l’acte fondateur de leur création.
Matrix Resurrections de Lana Wachowski – 2h28 – avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss, Jonathan Groff, Yahya Abdul-Mateen II, Jessica Henwick, Neil Patrick Harris – En salles le 22 décembre 2021