Critique

La nef de Géricault, de Patrick Grainville : toile romanesque

11 janvier 2025
Par Léonard Desbrières
Patrick Grainville est de retour avec “Ma nef de Géricault”.
Patrick Grainville est de retour avec “Ma nef de Géricault”. ©Astrid di Crollalanza pour les éditions du Seuil

Passionné de peinture, auteur de nombreux livres sur le sujet, l’Académicien Patrick Grainville se frotte au nouvel exercice romanesque à la mode et part d’une toile de maître pour tisser un récit trépidant.

Ils sont des millions chaque année à venir contempler, dans une des salles gigantesques du Louvre accueillant les merveilles picturales françaises et européennes du XIXe siècle, un tableau monumental, impressionnant, inquiétant même, Le radeau de La Méduse de Théodore Géricault. Si cette toile est devenue aujourd’hui l’une des attractions principales du musée le plus fréquenté du monde, si elle est même considérée comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, cela n’a pas toujours été le cas, loin de là.

Elle porte en elle une histoire particulière, chahutée et se pare des plus fabuleux secrets qu’il fallait bien un jour raconter. Une mission endossée aujourd’hui avec panache par l’Académicien Patrick Grainville dans son nouveau roman, La nef de Géricault.

Couverture de La nef de Géricault. ©Julliard

Après Grégoire Bouillier lors de la dernière rentrée littéraire – avec son très réussi Syndrome de l’Orangerie, livre-enquête passionnant qui nous plongeait dans les petits secrets des Nymphéas, surnommé la chapelle Sixtine de l’impressionnisme –, c’est donc un autre de nos grands écrivains qui se pique de peinture et fait d’un tableau ainsi que de son maître le terreau d’un incroyable récit.

Si pour Bouillier – plus habitué au récit de soi ou au true crime labyrinthique – l’immersion picturale était totalement inédite, Patrick Grainville n’en est, lui, pas à son coup d’essai et navigue en territoire conquis. Passionné de peinture, amoureux d’Egon Schiele, proche de certains grands artistes de l’époque aux univers variés, comme Richard Texier, Jean-Pierre Pincemin ou encore Tony Soulié, il a déjà consacré pas moins de six romans aux magiciens du pinceau.

Dans L’atelier du peintre (1988), il racontait, à Los Angeles, les méthodes pour le moins originales d’un maître appelé Le Virginal pour former ses élèves délinquants en voie de réinsertion et leur apprendre à peindre comme le flamand Jean Van Eyck. Dans Le baiser de la pieuvre (2010), il imaginait les vies fantasmées de deux amantes, une femme et une pieuvre, représentées sur la célèbre estampe érotique du japonais Hokusai, Le rêve de la femme du pêcheur.

Dans Falaise des fous (2018), il mettait en scène l’enchantement permanent d’un témoin privilégié des grandes œuvres normande de Monest, Courbet et Boudin. Autant de romans comme des merveilles hors du temps, à la fois sensibles et trépidantes, parvenant à parfaitement capturer l’essence même des gestes du peintre. Autant de raisons surtout de ne pas douter de la beauté du nouveau roman infusé à la gouache du prix Goncourt 1976.

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D’après une histoire vraie

Se lancer sur les traces du Radeau de La Méduse, c’est d’abord relater l’effroyable histoire vraie qui a inspiré à Théodore Géricault son tableau. Patrick Grainville raconte comment, pour reproduire cette scène digne des plus grands films hollywoodiens avec le plus d’exactitude possible, le peintre a rencontré les rares témoins et survivants de la catastrophe. Cette catastrophe, c’est le naufrage de La Méduse, une frégate envoyée le 17 juin 1816 avec trois autres bâtiments au Sénégal pour rétablir la domination coloniale française en Afrique de l’Ouest. Commandé par Hugues Duroy de Chaumareys, un vicomte limousin qui n’avait pas navigué depuis 20 ans et qui multiplie, dès le départ de l’île d’Aix, les bourdes et les approximations, le bateau s’échoue un mois plus tard sur les ensembles sablonneux et piégeux du banc d’Arguin, au large de la Mauritanie.

Pour l’équipage, c’est le début d’une longue descente aux enfers sur un radeau de fortune, balayé par les rouleaux, décimé par les assassinats et autres règlements de compte entre survivants, et progressivement gangrené par le cannibalisme, devenu la seule issue d’une errance interminable.

Le radeau de La Méduse.©Morphart Creation/Shutterstock

Première étape d’une aventure picturale dantesque que Patrick Grainville se fait un plaisir de retracer par le menu, c’est donc un fait divers morbide qui fait la Une des journaux et l’un des plus grands drames de l’histoire de la navigation française – surnommé le « naufrage de la France » par l’historien Jules Michelet – que Théodore Géricault va représenter au Louvre lors d’un grand Salon organisé en 1819. Sûrement l’une des raisons principales des critiques acerbes adressées dans un premier temps au tableau. Pourquoi glorifier un épisode aussi noir de l’histoire de France ? Pourquoi représenter un épisode qui s’est soldé par le pire tabou de nos sociétés humaines : l’anthropophagie ?

Les affres d’un génie torturé

D’autant que, pour magnifier ce désastre retentissant, Thédore Géricault voit les choses en grand. Et c’est peut-être là l’aspect le plus intéressant du roman. Familier des gestes du peintre, bien conscient des emportements et de la folie débordante des créateurs, Patrick Grainville raconte la lutte au corps à corps d’un artiste avec une toile qu’il voulait immense, cinq mètres de haut et sept de large. Il relate la minutie avec laquelle il façonne ses esquisses et ses portraits en ayant recours à des modèles parfois célèbres. On traverse avec le peintre ses moments de désarroi les plus profonds, dans sa vie privée comme dans sa création.

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Odyssée intime d’un génie torturé, La nef de Géricault est aussi un morceau d’histoire et dévoile une frange importante de l’histoire de l’art. Car Théodore Géricault est l’un des premiers peintres à avoir bravé les règles et les traditions néoclassiques pour ouvrir la porte à ce qui deviendra le romantisme. Une autre raison qui explique l’incompréhension de ses pairs à propos de son œuvre. Comme d’autres avant et après lui, ce n’est qu’après sa mort qu’il connaîtra la gloire et verra le Louvre racheter sa toile pour l’exposer aux yeux du monde entier.

Avec un sens du détail et un appétit pour le romanesque dignes des plus grands romanciers du XIXe comme Balzac ou Dumas, Patrick Grainville peint une grande fresque romanesque aussi érudite que trépidante. Un bijou baroque et délicieusement vintage qui séduira les profanes curieux autant que les amateurs d’art confirmés. Bonne visite !

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