BD historique ou scientifique, biographie, carnets de bord, souvenirs intimes… Après de longs mois déconnectés du réel, la bande dessinée se met cette année à l’heure de la réalité et des expériences vécues par les individus. Voici une sélection d’ouvrages qui accueillent dans leurs cases des témoignages et des récits plus vivants que jamais.
1 Elise et les nouveaux partisans
Le tandem Tardi/Grange raconte dans cette bande dessinée engagée la jeunesse socialiste de Dominique Grange, sous les traits d’Elise. Montée à Paris à la fin des années 1950 dans l’espoir de devenir chanteuse, elle est très vite amenée à s’engager politiquement face à l’injustice sociale qui règne. Proche de la gauche maoïste, Dominique Grange est de tous les combats, témoin d’événements majeurs de l’histoire des luttes sociales, à l’image de la répression meurtrière de manifestants algériens du 17 octobre 1961, la mort de Pierre Overney ou de Malik Oussekine, ou les événements de mai 1968. Engagée dans la gauche prolétarienne, Grange militera dans la clandestinité pendant de nombreuses années. Cette autofiction en noir et blanc dessinée par le grand Jacques Tardi (dont la série Le Cri du peuple vient d’être réédité dans un beau volume), compagnon de route de Dominique Grange, brosse ainsi le portrait d’une France populaire et révolutionnaire mise au ban de l’histoire.
Dominique Grange, Jacques Tardi, Elise et les nouveaux partisans, Delcourt, 2021, 176 p. 24,95 €.
2 La Jeune Femme et la Mer
Dessinatrice chez Charlie Hebdo, Catherine Meurisse a mis de côté le dessin de presse pour la bande dessinée avec La Légèreté, illustrant sa difficile reconstruction en tant qu’artiste après les attentats du 7 janvier 2015. Élue à l’Académie des Beaux-Arts en janvier 2020, Catherine Meurisse est la première dessinatrice à en rejoindre les prestigieux rangs. Avec La Jeune Femme et la Mer, l’autrice s’inspire de deux de ses voyages au Japon. Partie pour apprendre à peindre, Catherine Meurisse découvre un tout autre rapport au monde, à la nature et l’environnement. Incarnée ici dans le corps d’une jeune femme appelée Nami – qui signifie « vague » en japonais –, Catherine Meurisse raconte son arrivée à Villa Kujoyama, une célèbre résidence d’artistes, tandis qu’un typhon menace le pays. À mi-chemin entre songe et réalité, Nami croise notamment sur son chemin un peintre atypique, inspiré du héros d’Oreiller d’herbes (1906) de Natsume Sōseki, classique de la littérature japonaise. Un conte philosophique et poétique qui révèle que la seule recherche de l’inspiration peut constituer une fin en soi.
Catherine Meurisse, La Jeune Femme et la Mer, Dargaud, 2021, 116 p., 22,50 €.
3 Le Jeune Acteur 1 – Aventures de Vincent Lacoste au cinéma
Après L’Arabe du futur et Les Cahiers d’Esther, Riad Sattouf revient avec une nouvelle série BD : voici le premier tome consacré aux aventures de Vincent Lacoste, un des acteurs les plus prolifiques de sa génération, révélé au cinéma dans Les Beaux Gosses (2009) de Riad Sattouf. Avec l’humour et la tendresse qui lui sont propres, l’auteur retrace l’ascension fulgurante d’un adolescent boutonneux qui ne s’attend alors certainement pas à devenir la vedette qu’il est aujourd’hui, tournant pour les plus grands réalisateurs français, de Christophe Honoré à Xavier Giannoli. Un premier tome – premier ouvrage autoédité par Riad Sattouf – truffé d’anecdotes savoureuses sur le monde du cinéma, dans les pas d’un ado complexé évoluant sous le regard bienveillant de Riad Sattouf, tout à la fois ami, confident, confrère et père spirituel.
Riad Sattouf, Le Jeune Acteur 1 – Aventures de Vincent Lacoste au cinéma, Livres du futur, 2021, 140 p., 21,50 €.
4 Madeleine, résistante
Madeleine, résistante est le premier opus d’une trilogie consacrée à la résistante Madeleine Riffaud, engagée dans la Résistance alors qu’elle n’a que 17 ans. Madeleine Riffaud, 97 ans, confie au scénariste Jean-David Morvan et au dessinateur Dominique Bertail le récit émouvant de ses actes de résistance, sous le nom de code « Rainer ». Dans le premier tome de Madeleine, résistante intitulé La Rose dégoupillée, qui a récemment reçu le Prix Goscinny du meilleur scénario, Madeleine Riffaud plonge dans la mémoire de son enfance dans la campagne tranquille de la Somme et déterre des souvenirs douloureux : le trauma de l’exode en 1939, les humiliations répétées, les violences sexuelles. Le coup de pied administré lâchement par un officier nazi est l’élément déclencheur qui scelle définitivement sa détestation de l’occupant allemand et finit de la convaincre de rejoindre les rangs de la Résistance par tous les moyens. Dans une palette de couleurs réduite (noir, blanc et bleu), le premier tome de Madeleine, résistante revient sur la genèse de cet engagement, brossant le portrait d’une jeune femme enhardie qui gardera ses secrets pendant plus de 50 ans, jusqu’à ce que l’éminent résistant Raymond Aubrac finisse par la convaincre de livrer son témoignage.
Jean-David Morvan, Madeleine Riffaud et Dominique Bertail, Madeleine, résistante – La Rose dégoupillée, tome 1, Dupuis, 2021, 128 p., 23,50 €.
5 À l’heure où les dieux dorment encore
« À l’heure où les dieux dorment encore » : ce sont là les premiers mots de Savitri, un long poème épique de Sri Aurobindo, philosophe et poète indien de la fin du XIXe siècle. Sous l’égide de ce mantra, l’auteur de bande dessinée suisse, qui s’est notamment fait connaître dans les années 1970 pour sa série de BD Jonathan (dont le 17e tome est paru en octobre dernier), dévoile des extraits des innombrables carnets de voyage qui ont nourri ses planches tout au long de sa carrière. Un album foisonnant au cœur du processus de création de l’auteur, entre croquis pris sur le vif, aquarelles, dessins à l’encre de chine et esquisses de personnages. Cosey nous emmène ainsi sur les traces de son œuvre, dans les montagnes suisses, au Tibet, au Japon, en Birmanie, en Inde, en Grèce ou en Espagne : l’auteur-dessinateur enregistre tout ce qui pourrait étoffer un futur album… Un visage croisé inopinément, un simple panneau publicitaire ou les cimes majestueuses de l’Himalaya. Cosey s’interroge enfin sur la couleur, la vie intérieure, la musique, et avoue son admiration pour des maîtres de la peinture comme Hokusaï et Rembrandt ou pour de grands auteurs de BD tels que Derib ou Hugo Pratt. Une monographie indispensable pour les amateurs de bande dessinée !
Cosey, À l’heure où les dieux dorment encore, Daniel Maghen, 2021, 302 p., 49 €.
6 Sapiens – Les Piliers de la civilisation, tome 2
David Vandermeulen et Daniel Casanave adaptent en bande dessinée le best-seller mondial du chercheur israélien Yuval Noah Harari, Sapiens, vendu à plus de dix millions d’exemplaires dans le monde. Le premier volume s’intéressait à la naissance de l’humanité. Ce deuxième tome, adapté de la deuxième partie du livre de Harari, se penche plus spécifiquement sur la révolution agricole et la naissance de la civilisation. Avec humour et légèreté, le scénariste David Vandermeulen et le dessinateur Daniel Casanave imaginent une série de personnages fictifs qui amènent de case en case et avec le plus grand soin les hypothèses avancées par Harari dans Sapiens. Ce deuxième volume revient ainsi sur la naissance de l’agriculture dans le Croissant fertile il y a de cela 10 000 ans, un tournant dans l’histoire humaine synonyme de sédentarisation et de croissance démographique. La bande dessinée ne manque pas d’aborder l’une des grandes idées de l’auteur : le rôle de la fiction et de la création d’entités fictives à base de la civilisation – la religion, l’économie, la justice, ou encore la nation. Une œuvre de vulgarisation accessible à tous les publics, mariant rigueur scientifique et inventivité narrative.
Yuval Noah Harari, David Vandermeulen et Daniel Casanave, Sapiens – Les piliers de la civilisation, tome 2, Albin Michel, 2021, 256 p., 22,90 €.
7 Alice Guy
Le duo Catel Muller et Jean-Louis Bocquet raconte dans cette biographie illustrée en noir et blanc le destin exceptionnel d’Alice Guy, la première cinéaste femme – injustement oubliée – de l’histoire. Secrétaire chez Gaumont, Alice Guy réalisé un premier film, La Fée aux choux, pour la célèbre société de production en 1896, soit un an seulement après l’invention du cinématographe par les Frères Lumière. Alice Guy dirigera plus de 300 films en France et créera sa propre société de production aux États-Unis – Solax Studios, dont les films feront notamment la gloire de Metro Pictures, ancêtre de la MGM. Ses films, longtemps oubliés, ont notamment été exhumés par Francis Lacassin, historien des débuts du cinéma qui rencontra Alice Guy à la fin de sa vie. Avec cette bande dessinée richement documentée et finement illustrée, le duo Catel & Bacquet poursuit ainsi sa série autour des « clandestines de l’histoire », qui met en valeur des figures féminines dont l’importance a longtemps été masquée – à l’instar de Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges ou Joséphine Baker.
Catel & Bocquet, Alice Guy, Casterman, 2021, 400 p., 24,95 €.