Le comics culte Sandman revient en librairie et débarque sur Netflix avec une nouvelle adaptation. L’occasion de (re)découvrir l’homme qui se cache derrière certaines des plus célèbres œuvres de fantasy contemporaines.
Coraline, Stardust, American Gods, Sandman… Le grand public a déjà entendu parler de ces œuvres. Notamment de la dernière, dont l’adaptation sera diffusée sur Netflix début 2022. Cependant, il connaît rarement le nom de l’artiste à qui l’on doit tous ces univers oniriques : Neil Gaiman. Comment ne pas le connaître ? Ses œuvres sont adaptées sur grand et petit écran, sur les planches, en livre audio… Il est partout ! Comme le dit une amie d’Arthur, dans la série animée du même nom dans laquelle l’auteur britannique fait une apparition (et oui, il est là aussi) : « Il écrit des nouvelles et des bandes dessinées, et des films et de la poésie. Y a-t-il quelque chose que Neil Gaiman n’écrive pas ? » On a cherché, mais on n’a pas trouvé.
Neil Gaiman est un conteur des temps modernes, à l’aise sur tous les supports. Raconter des histoires est sa vocation. Il le dit lui-même dans Neil Gaiman : Dreaming Dangerously, le documentaire qui lui est consacré : « Vous me demandez quand j’ai voulu devenir auteur ? Je ne me rappelle pas de quand je n’ai pas voulu être auteur. Je me souviens qu’avant même de savoir écrire, je demandais à ma mère de m’enregistrer en train de réciter un poème [de ma création]. »
Le parcours d‘un écrivain né
Le petit Neil naît le 10 novembre 1960 à Portchester, en Angleterre. Très vite, le garçon très timide se démarque de ses camarades par son goût immodéré pour la lecture. Des romans aux comic books, dont il est très friand, tout ce qui se lit passe entre ses mains. « C’était au-delà de l’amour des livres, c’était comme s’ils étaient une part de sa vie et qu’il voulait rentrer dans leur monde », se souvient dans le documentaire Geoff Notkin, un ami d’enfance avec lequel il s’amusait à créer des comics pendant les cours. Ce petit atelier créatif lui vaudra d’ailleurs les foudres de l’enseignant, qui ne savait pas, à l’époque, qu’il avait devant lui l’un des futurs grands scénaristes de la bande dessinée. En effet, pour vivre de l’écriture, Neil Gaiman commence par devenir journaliste – après avoir été brièvement auteur de chansons pour son groupe de punk rock Ex-Execs.
C’est dans le cadre de ce travail qu’il rencontre Alan Moore, génie britannique de la BD américaine (on lui doit Watchmen, V pour Vendetta), qui cartonne alors avec Swamp Thing. En suivant ses conseils, Neil Gaiman se lance à son tour dans un roman graphique, Violent Cases, illustré par Dave McKean, dont les pinceaux continueront de l’accompagner par la suite. L’ouvrage sort en 1987 et attire l’attention de DC Comics, alors à la recherche de nouveaux talents au Royaume-Uni.
Après un passage test sur la série Orchidée noire, la prestigieuse maison d’édition lui laisse les mains libres pour lancer une œuvre qui lui ressemble et qui marquera durablement les esprits : Sandman. C’est le début de la gloire, mais l’auteur ne s’en satisfait pas et décide de prendre des risques en se lançant dans la littérature. Encore une fois, il se rapproche d’une figure majeure de la fantasy britannique, Terry Pratchett, célèbre inventeur du Disque-Monde. Ensemble, ils écrivent Good Omen. C’est à nouveau un succès grâce aux fans de Pratchett et aux bédéphiles curieux de voir comment Neil Gaiman se débrouille dans l’exercice du roman. Ils ressortent conquis de leur lecture et se jettent dès lors sur chaque création de l’artiste, qu’il s’agisse d’une BD, d’un livre ou même d’une série télé, comme Neverwhere, écrite pour la BBC en 1996, puis adaptée en roman.
Car Neil Gaiman réussit tout ce qu’il touche, et il touche à tout. Comme il le raconte aux élèves de l’Université des Arts de Philadelphie en 2012, dans son discours Make Good Arts édité en français dans le recueil L’Art compte, par les éditions Au Diable Vauvert : « Quand je regarde en arrière, je m’aperçois que j’ai parcouru un chemin remarquable. Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de carrière, parce que cela implique qu’il y ait un plan de carrière, et ça n’a jamais été le cas. Ce que j’avais qui s’en rapprochait le plus, c’était une liste, établie lorsque j’avais 15 ans, de tout ce que je voulais faire : écrire un roman pour adultes, un livre pour enfants, un comics, un film, enregistrer un livre audio, écrire un épisode de Doctor Who… et ainsi de suite. Je n’ai pas mené une carrière. J’ai juste fait la chose suivante sur ma liste. »
Le point de vue “gaimanien”
À l’écouter, mener une carrière d’écrivain à succès semble facile. Il suffit de passer à l’étape suivante sur sa liste. Mais on ne remporte pas une demi-douzaine de prix Hugo et une quinzaine de prix Eisner (l’équivalent des Oscars des comic books), entre autres, juste en suivant une liste. Si ses œuvres ont autant de succès, c’est parce qu’il a un talent unique pour montrer les choses différemment. C’est ce qui lui a permis de s’imposer, lui, le petit Britannique débarqué dans un monde de super-héros, avec sa bande dessinée iconoclaste. À la fin des années 1980, son Sandman proposait aux lecteurs de comics un conte baroque mettant en scène les incarnations du Rêve, de la Mort, du Désir… On est bien loin des habituels super-culturistes drapés dans leurs capes. Et pourtant, ça a plu. À tel point qu’au « Sandman #75, le dernier numéro, on a vendu plus que Batman et Superman, se souvient Neil Gaiman. Ça n’était jamais arrivé. » Cet exploit inattendu vient indubitablement de sa sensibilité, qu’il a réussi à retranscrire dans son œuvre.
Le petit garçon timide de Portchester a réussi à faire découvrir aux autres son univers intérieur par la littérature. Et ça a parlé aux lecteurs, comme aux autres créateurs de comics, qui se sont permis de devenir « un peu plus eux-mêmes, plus littéraires » dans leurs œuvres, comme l’a constaté par la suite Grant Morrison, autre star britannique du neuvième art. Mais qu’est-ce qui fait l’originalité du style Gaiman ? C’est peut-être Patrick Marcel, son traducteur français, qui le décrit le mieux, dans son interview accordée à RolisteTV.
« Il a un ton à la fois poétique et ordinaire. Il arrive à partir dans des envolées lyriques tout en gardant un pied sur terre et un aspect réaliste (…) Il a la capacité de trouver un angle qui change tout. [Ses histoires parlent souvent de] personnages ordinaires qui basculent dans une réalité qui était à côté et dont ils n’avaient jamais eu conscience jusque-là. »
Patrick MarcelTraducteur français de Neil Gaiman
C’est le cas dans Neverwhere, où un Londonien à la vie bien orchestrée découvre subitement une ville sous la ville, un lieu fantasque où se croisent des êtres de légende et ceux oubliés par la société. Ce décalage se retrouve également dans L’Étrange Vie de Nobody Owens, qui n’est ni plus ni moins qu’une réinterprétation du Livre de la jungle, à ceci près que Mowgli n’aurait pas été éduqué dans la forêt par Baloo et Bagheera, mais qu’il aurait été abandonné dans un cimetière en compagnie de fantômes qui deviendront sa nouvelle famille. Par bien des aspects, la vision si originale de Neil Gaiman se rapproche de celle de Tim Burton. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le second a adapté au cinéma le Coraline du premier.
Faire rêver pour instruire
Aujourd’hui, le discret Neil Gaiman continue d’écrire en partageant sa vie entre la Nouvelle-Zélande et sa retraite écossaise sur l’île de Skye. Et, malgré son succès, il prend le temps de répondre aux nombreux fans qui l’interpellent sur les réseaux sociaux, ou de s’engager en faveur de la lutte contre l’illettrisme. Car c’est là tout le but de son œuvre : offrir aux gens de belles histoires qui donnent envie de lire. Comme il l’explique dans son discours Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination, il a décidé de faire sienne la philosophie d’Albert Einstein qui, lorsqu’on lui demandait comment rendre les enfants plus intelligents donnait une réponse « à la fois simple et sage : si vous voulez que vos enfants soient intelligents, lisez-leur des contes de fées. Si vous voulez qu’ils soient plus intelligents, lisez-leur plus de contes de fées. »
Qu’importe, donc, que l’on retienne son nom. Tout ce qui compte pour lui, c’est que les générations futures continuent de lire et de rêver, que ce soit grâce à ses livres ou à d’autres. Et, si jamais elles doivent se souvenir de lui, pourvu qu’elles s’en rappellent comme « quelqu’un qui racontait de bonnes histoires ».