Avec des succès mondiaux comme Monster, 20th Century Boys ou Pluto, la réputation de Naoki Urasawa n’est plus à faire. Mais le maître du thriller a également signé des œuvres plus confidentielles.
On reconnaît le talent des grands auteurs de mangas à leur capacité à nous happer dans leur univers dès les premières pages. Mais peu d’entre eux sont aptes à réaliser ce tour de force avec une régularité aussi métronomique que celle dont a su faire preuve Naoki Urasawa au fil de sa carrière. Son talent de conteur est tel que l’on peut prendre au hasard n’importe laquelle de ses œuvres sans risquer d’être tenté d’en interrompre la lecture avant la fin. Mais est-ce le cas de ce mystérieux Happy!, sur lequel trop de lecteurs ont fait l’impasse ?
Le sport vu par un maître du thriller
Si la plupart des lecteurs occidentaux sont entrés dans son univers par le biais du glaçant Monster ou de l’audacieux 20th Century Boys, Naoki Urasawa n’en reste pas moins l’auteur d’œuvres plus confidentielles. Bien avant de rendre hommage à Osamu Tezuka dans sa relecture magistrale de Pluto ou d’imaginer les ficelles narratives de Billy Bat puis Asadora!, le créateur s’était aventuré dans un registre qui semble contraire à son art. Des mangas sportifs, il en existe des centaines au Japon, mais peu d’entre eux bénéficient d’un savoir-faire comparable à celui de Naoki Urasawa en matière de narration.
Aujourd’hui, ses deux séries sportives décrivant l’ascension de jeunes compétitrices dans le milieu du judo (Yawara!) et du tennis (Happy!) sont reléguées dans l’ombre de ses thrillers psychologiques les plus célèbres. Et même ceux qui se considèrent comme fans de l’auteur ignorent parfois tout de ces œuvres au long cours. Grâce aux éditions Kana, les lecteurs français connaîtront bientôt le dénouement du parcours de Yawara Inokuma, promise à devenir la première championne olympique japonaise de judo.
Et bien que l’adaptation animée reste inédite dans notre pays, sa diffusion au Japon a grandement contribué à accroître sa popularité dans les années 1990. Un atout dont n’a hélas pas pu bénéficier son autre série sportive, Happy!, alors qu’elle compte clairement parmi les œuvres les plus réussies de l’auteur.
Un incroyable page-turner
Écrits à la fin des années 1990, les 23 tomes du manga Happy! racontent le parcours semé d’embûches d’une jeune joueuse de tennis contrainte de se lancer dans une carrière professionnelle pour rembourser une dette astronomique. Plutôt que de sombrer dans la prostitution, Miyuki Umino préfère repousser ses limites, raquette en main, et tant pis si le monde entier est décidé à s’acharner contre elle. Même les pires humiliations ne semblent pas l’atteindre tant est forte sa détermination à gravir les échelons de la compétition pour décrocher les 250 millions de yens qui sauveront son frère piégé par la mafia japonaise.
En dépit de sa longueur relative (condensée en 15 volumes pour l’édition Perfect chez Panini), le récit se dévore d’une traite en raison de la qualité impeccable de son écriture. Tous les personnages y sont dépeints de manière presque caricaturale, mais sans jamais aller au-delà de ce que nécessite l’intrigue pour captiver le lecteur, tout en oscillant entre le drame et la comédie.
La maîtrise de l’auteur est d’ailleurs autant visuelle que narrative, bousculant nos émotions pour nous forcer à réagir intérieurement face aux injustices que la vie se borne à faire subir à Miyuki. Pour autant, les méfaits commis par ses nombreux antagonistes trahissent parfois aussi des souffrances bien réelles qui rendent ces sinistres individus aussi pathétiques que mémorables.
Mettre les émotions à nu
Il est très difficile d’expliquer à quel point ce manga réussit à nous scotcher dans son univers alors qu’il repose sur des bases quasiment simplistes : l’ascension d’une simple joueuse de tennis. Un point de départ mille fois vu et revu, qui donne ici naissance à quelque chose d’unique. Maltraitée par une rivale sans scrupules et par un destin qui se plaît à lui jouer les tours les plus sordides, la jeune Miyuki Umino incarne le comble de la naïveté. Mais, au lieu de condamner le manga à une victimisation excessive de son héroïne, l’ingénuité du personnage a le bon goût de frôler constamment la parodie.
L’humour salvateur qui se dégage des pages contrebalance directement la dramatisation exagérée des situations dans lesquelles se trouve la malheureuse Miyuki. Le monde entier s’acharne sur elle, mais elle ne voit rien. Sa grandeur d’âme ne lui permet même pas d’imaginer une once de malveillance chez ceux qui pourtant ne reculent devant rien pour mener sa carrière à une fin brutale.
Naoki Urasawa est passé maître dans l’illustration des troubles de l’âme humaine. Les visages des antagonistes se déforment donc constamment sous le poids de la haine, de la jalousie et de la colère. Le tennis n’apparaît finalement que comme un prétexte pour dépeindre l’opposition viscérale qui sépare la bienveillance de son contraire. On a beau savoir d’avance que la bonté triomphera, on se délecte d’autant plus de voir les fauteurs de troubles traînés dans la boue… sous le regard toujours plein de compassion sincère de l’héroïne.
Au-delà du tennis
Bien que secondaires, les matchs ne trahissent aucunement l’incertitude qui plane en permanence sur une confrontation lambda entre deux joueurs de tennis. Mais l’auteur dépasse les standards du genre en s’intéressant avant tout aux émotions engendrées par la pratique intensive de ce sport. Car, pour gagner l’argent nécessaire au remboursement de la dette de son frère, Miyuki est prête à se sacrifier corps et âme sur les courts. Et tant pis si son physique doit lâcher.
Il y a presque du Ashita no Joe (référence du manga de boxe) dans ce titre qui n’hésite pas à pousser le dépassement de soi à sa dernière extrémité pour illustrer la dévotion absolue de la joueuse. Une dévotion qui finit même par impressionner aussi tous ceux qui la méprisent. Chaque nouveau handicap devient pour Miyuki une raison de plus de se surpasser, de forcer sa chance pour gagner ce respect qu’on refuse de lui accorder. Et même son propre sort lui apparaît comme secondaire comparé à celui de ses frères et sœurs dont elle a la garde depuis le décès de ses parents.
Vers une reconnaissance ?
La force du manga Happy! réside ainsi dans cette multiplication permanente des styles qui nous fait passer en un éclair par tous les états d’âme. Le sport, la romance, le thriller, la parodie et le drame se combinent avec une harmonie incroyable qui se révèle bien plus captivante que dans Yawara!. Pourtant, l’auteur lui-même a reconnu ne pas avoir conscience du potentiel de cette série, souvent jugée « mineure » par rapport aux autres œuvres de sa carrière… jusqu’à ce qu’il la relise à l’occasion de la publication de l’édition Deluxe et révise son jugement.
En avance sur son temps, le propos de Happy! avait été imaginé comme l’exact opposé de Yawara!. « Dans Yawara!, j’avais écrit tellement de “hourras” que j’en avais assez, explique-t-il. Je me suis dit : je vais faire des “bouh” à la place ! C’était décidé : mon personnage principal serait une jeune femme constamment houspillée, mais qui ne se laisse jamais abattre. »
Sous la plume de Naoki Urasawa, ce point de départ débouche sur un récit feuilletonnant qui se dévore d’une traite malgré sa longueur. Espérons que sa réédition en coffret double chez Panini offre à Miyuki Umino une seconde chance de trouver son public, car son histoire s’insère parfaitement dans la trajectoire irréprochable de son auteur.