Joel Coen s’était fourvoyé avec The Tragedy of Macbeth (2021), adaptation de la pièce de Shakespeare qui tournait au pur et simple exercice de style. Sans son frère aîné, Ethan Coen signe une comédie queer trop survolée qui a néanmoins le mérite de raviver la drôlerie singulière d’un cinéaste toujours prompt à tourner en dérision les petites mains de la phallocratie.
La dernière fois qu’ils foulèrent un tapis rouge à l’occasion d’une réalisation commune, c’était en 2018, à la Mostra de Venise, pour y présenter le western La Ballade de Buster Scruggs. Ce film à sketchs pince-sans-rire sondait, une fois encore, le(s) mythe(s) de l’Ouest américain, mais se révélait finalement être l’une des plus faibles créations des frères Coen – par moment géniale, du reste inégale. Les Coen n’ont, à vrai dire, jamais cessé d’osciller entre films mineurs (Intolérable Cruauté, Ladykillers, Avé César!) plus ou moins aboutis et grands chefs-d’œuvre (Miller’s Crossing, Barton Fink, True Grit, Inside Llewyn Davis et bien d’autres).
Le format même du film trahissait l’indécision latente de l’ensemble – soit six « épisodes » ou contes moraux compressés en un film bourratif estampillé « Coen », résultante hybride du souhait d’un géant du streaming (Netflix) qui s’employait, dans ces années-là, à se faire une place dans de prestigieux festivals de cinéma en affichant fièrement ses recrues phares du 7e art indépendant (Fincher, Bong Joon-Ho, Scorsese, Cuaron, etc.).
Joel Coen, réalisateur de la plupart des films du duo – Ethan étant le plus souvent crédité au scénario, malgré sa présence sur les tournages –, a été le premier à quitter la barque, passant de Netflix à Apple pour y réaliser sa version stylisée et atone de Macbeth.
No country for women
À l’instar du couple formé par son frère avec l’actrice oscarisée Frances McDormand, Ethan Coen a commencé à son tour à travailler avec son épouse, la monteuse Tricia Cooke, en commençant par un documentaire remarqué à Cannes en 2022 sur la légende du rock Jerry Lee Lewis et aujourd’hui donc avec Drive-Away Dolls, long-métrage écrit à quatre mains et ouvertement inspiré par la propre expérience de Cooke des bars lesbiens des années 1990. Résultat ? Un buddy movie aux accents queers qui ne se prend pas trop au sérieux, mais qui mérite pourtant d’être envisagé sérieusement.
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Ici, deux amies venues de la scène lesbienne du Philadelphie des années 1990, Marian (Geraldine Viswanthan) et Jamie (Margaret Qualley), s’embarquent dans un road trip jusqu’a Tallahassee, en Floride, où Marian a de la famille. Tout oppose les deux femmes : Marian est réservée et peu entreprenante, tandis que Jamie, accent texan à couper au couteau, assume à fond sa sexualité et affiche un hédonisme décomplexé.
Cette dernière fuit par ailleurs sa rupture avec une flic coriace incarnée par Beanie Feldstein (la sœur de Jonah Hill, nouvelle figure de la comédie américaine remarquée notamment dans Booksmart). Marian et Jamie s’arrêtent à un drive-away tenu par Bill Camp (génial second couteau du cinéma américain actuel) pour y louer une voiture, dans laquelle se trouve une mallette qui leur vaudra d’être pourchassées par un trio de mafieux typiquement « coeniens » c’est-à-dire bavards, maladroits, ridicules.
Un road trip trippant
Un brin psychédélique, le film marque la rencontre hybride entre les personnages déjantés et marginaux des Coen (on pense aux loosers magnifiques d’Arizona Junior ou The Big Lebowski) et les films de gangsters verbeux à la Tarantino façon cinéma d’exploitation des années 1960-1970. On pense ainsi aux films de Russ Meyer, comme Faster, Pussycat! Kill! Kill! (1965) qui est passé du statut de série B inclassable au film culte et féministe, qui a d’ailleurs constitué une immense référence pour des artistes tels que John Waters et Quentin Tarantino (encore lui).
En lorgnant volontiers du côté de la série B (zooms, transitions cartoonesques, partitions surjouées…), le film, loin de ridiculiser ou d’essentialiser les corps féminins, épouse au contraire une esthétique camp qui rappelle l’excentricité – à comprendre aussi dans le sens d’un décentrement du regard – des films de Russ Meyer. L’insouciance jouissive de Marian et Jamie semble d’autant plus authentique qu’elle bénéficie du même traitement que la quête absurde de pouvoir des bonshommes pathétiques présentés dans le film.
La mise en scène d’Ethan Coen, rocambolesque et outrancière, ramène alors sur un même plan le comique et le symbolique. Ainsi, le film ne manque pas d’ironiser sur des objets phalliques qui risquent à eux seuls – et c’est là où le film, faussement puéril, mène à bien sa satire – de briser la carrière politique d’un fervent républicain incarné, trop brièvement, par Matt Damon.
Quelques regrets…
On peut en effet regretter que le film, trop succinct pour être totalement abouti, ne se soit pas enfoncé encore plus pleinement dans l’absurde, ce qui aurait rendu d’autant plus piquante sa critique de la phallocratie (très littéralement). Ethan Coen va, à vrai dire, très vite en besogne et emballe son film, plus complexe qu’il en a l’air, en moins de deux.
Au contraire, le long-métrage aurait gagné à développer plus longuement, en contrepoint du road trip initiatique de Marian et Jamie, une caricature plus poussée de ce sénateur républicain et de ses sous-fifres (on notera la performance amusante de Colman Domingo, récemment nommé à l’Oscar du meilleur acteur pour Bayard Rustin, en boss mafieux bien sapé gardant son calme en toutes circonstances), réfugié derrière ses prétendues valeurs traditionnelles et dont la carrière se retrouve soudainement compromise – attention, spoilers ! – pour une simple histoire… de pénis plâtrés.
Gageons que le film prendra plus d’ampleur lorsque Coen et Cooke boucleront leur trilogie de titres lesbiens inspirée par le cinéma d’exploitation des années 1970 et dont le deuxième volet, Honey Don’t!, où l’on retrouvera une fois de plus Margaret Qualley (secondée par Aubrey Plaza en femme mystérieuse et Chris Evan, ex-Captain America, en leader d’une secte…), est d’ores et déjà sur les rails. Car si, pris isolément, Drive-Away Dolls est relativement inoffensif (là où un teen movie rigolard comme Bottoms d’Emma Seligman, semblait mieux bouclé), celui-ci sera sans doute à réévaluer à l’aune de la production globale d’une trilogie qui s’annonce déjantée et résolument queer.
Drive-Aways Dolls, d’Ethan Coen, avec Margaret Qualley, Geraldine Viswanthan, Colman Domingo, Bill Camp, Matt Damon, 1h24, en salle le 3 avril 2024.