Brian Knappenberger nous plonge dans un documentaire fascinant, dans lequel il analyse la guerre froide et ses conséquences sur notre monde, encore aujourd’hui. Le réalisateur s’est prêté à l’exercice de l’interview pour nous révéler les coulisses de cette production événement.
Vous avez travaillé sur des projets aux thématiques très différentes, comme les dérives sectaires, les abus sexuels ou encore la guerre froide. Qu’est-ce qui fait un bon sujet de documentaire ?
Ce que j’aime dans les documentaires, c’est l’investigation. J’adore prendre un sujet qui paraît difficile au premier abord, pour l’analyser et le rendre “compréhensible”. Je pense que les événements historiques, les tensions au sein d’une société et les actualités sont de bons points de départ. Je suis particulièrement intéressé par l’abus de pouvoir. Je pense qu’il faut s’opposer aux personnes qui profitent de leur position de force pour victimiser les plus faibles. Il est nécessaire de faire éclater certaines vérités et de frapper fort en dénonçant les puissants de ce monde – et le format du documentaire est idéal pour ce genre de combat.
En réalité, j’ai un lien très personnel avec la guerre froide. J’ai grandi à Broomfield, une petite ville du Colorado qui était située juste à côté d’une installation de fabrication d’armes nucléaires. Je me souviens même de son nom : Rocky Flats. Ils nous assuraient construire le déclencheur, mais ils nous ont toujours menti sur ce qu’ils faisaient au sein du bâtiment. Ils ne nous disaient pas ce qu’il se passait réellement là-dedans, alors qu’ils assemblaient ces armes.
Le but d’un documentaire n’est pas d’être objectif, mais de se rapprocher de la vérité
L’usine a brûlé deux fois en raison de la volatilité du plutonium et a provoqué de gros problèmes de pollution. Des informations ont commencé à circuler, affirmant que l’eau et la terre étaient contaminées, et des manifestations ont éclaté. La guerre froide m’a donc touché dès mon enfance, en s’immisçant dans l’eau que je buvais et dans l’environnement dans lequel je jouais. Cette expérience m’a poussé à me méfier de tout et à devenir réalisateur de documentaires. J’ai toujours voulu en savoir plus sur cet endroit et les secrets qu’il cachait.
Un documentaire peut-il être objectif ? Comment parvient-on à prendre de la distance avec son vécu, ses convictions ?
Je pense que le but d’un documentaire n’est pas d’être objectif, mais de se rapprocher de la vérité. Les réalisateurs délivrent simplement les conclusions qu’ils ont tirées de leurs recherches et des témoignages qu’ils ont récoltés. En revanche, ils doivent absolument être transparents sur leur travail et la manière dont ils sont arrivés à ces résultats. Pour moi, il est nécessaire de confronter plusieurs points de vue.
Justement, vous avez effectué plus de cent entretiens dans sept pays différents. Comment avez-vous sélectionné ces profils ?
Nous en avons réalisé davantage, mais nous en avons effectivement sélectionné et diffusé une centaine. Ce travail très ambitieux a été mené par une équipe internationale formidable, durant deux ans. Nous avons voyagé dans sept pays avec la volonté d’interroger des personnes qui se trouvaient au cœur de ce conflit et dont la vie a été impactée par la guerre froide. Leurs profils sont très différents : il y a des décisionnaires, des responsables politiques comme Robert Gates [l’ancien Secrétaire à la défense des États-Unis, ndlr] et Condoleezza Rice [l’ancienne Secrétaire d’État américaine, ndlr], de hauts fonctionnaires allemands et quatre chefs d’État, dont la Première ministre estonienne.
L’objectif était de recueillir des récits d’individus qui étaient proches de l’action, mais qui avaient aussi des histoires très personnelles à raconter. Ainsi, des historiens, des chercheurs et des écrivains ont accepté de nous éclairer sur ce conflit et sur le contexte dans lequel il a éclaté. Qui prenait les décisions ? Qui était impacté ? Comment ? De quelle manière cela affectait-il les citoyens ? Le documentaire répond à toutes ces questions, en soulignant le fait que cette guerre a quasiment touché la planète entière.
Selon l’un des spécialistes, Poutine aurait été profondément marqué par la guerre froide. Que nous dit ce conflit sur le Président russe ?
Pour de nombreux intervenants, les tensions de la guerre froide se rejouent dans l’invasion de l’Ukraine aujourd’hui. Ils expliquent qu’on ne peut comprendre les conflits actuels sans avoir en tête ce contexte historique. Pour faire simple, Poutine a été très marqué par cette période. Il a même déclaré que l’éclatement de l’Union soviétique en 1991 était la plus grande tragédie politique et géopolitique du XXe siècle.
Cette rupture a été célébrée par des millions de personnes à l’Ouest, en Russie et dans l’ex-Union, mais ce n’est clairement pas le point de vue du Président. Ses actions, y compris en Ukraine, ont beaucoup plus de sens quand on a ces paroles en tête. C’est pourquoi Turning Point s’intéresse à la période qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique. La série nous plonge aussi dans les années 1990, nous relate l’ascension de Poutine et explique comment ses décisions et actions sont profondément liées à la guerre froide.
Ce conflit s’est traduit par une série de guerres par procuration
La bombe nucléaire est aussi au cœur de ce conflit. À quoi ressemblerait notre monde si cette dernière n’avait jamais existé ?
C’est une très bonne question, mais c’est très difficile d’y répondre ! Le “turning point” [le tournant, ndlr] de ce conflit est l’invention des armes nucléaires. L’homme a quand même créé une bombe capable de tuer la planète entière ! Cette invention a tout changé et la série explique comment elle a bouleversé notre société, nos vies, et eu un impact sur les décennies qui ont suivi. Certaines personnes disent qu’elle a apporté du positif, dans le sens où elle a mis un terme aux guerres massives à grande échelle. Aussi bizarre que ça puisse paraître, la guerre froide s’appuie sur une théorie : si les deux clans construisent des armes de plus en plus mortelles et dangereuses, ils seront en sécurité. Cette destruction mutuelle assurerait une forme de paix, car le fait de balancer des bombes nucléaires à son ennemi relèverait du suicide.
Cependant, ces armes (qui peuvent tuer tout le monde) sont sujettes à toutes sortes d’erreurs et de problèmes, ainsi qu’à des individus déraisonnables qui en sont aux commandes. De plus, les tensions se sont manifestées ailleurs. Ce conflit s’est traduit par une série de guerres par procuration qui étaient brutales et très meurtrières, dans le monde entier. C’était aussi une guerre de l’information et de la désinformation, où des activités secrètes, comme celles du KGB et de la CIA, se sont développées.
Toutes les grandes puissances ont étendu leurs services de renseignement – car c’est très important dans un monde où des armes nucléaires peuvent tout détruire. Au final, la guerre froide a façonné le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Turning Point est donc l’histoire de l’espèce humaine (et de toute sa laideur) depuis environ 80 ans, de ses moments d’espoir, où le sang-froid a prévalu, où la diplomatie s’est imposée. Mais c’est surtout le récit de l’humanité qui a inventé une arme qui peut l’anéantir.