Raphael Personnaz pour Boléro : “Maurice Ravel était un Daft Punk”

Ressentiez-vous de la pression à l’idée d’incarner Maurice Ravel, un compositeur qui a existé et qui représente une part importante de la culture française ? 

J’avoue que je n’avais aucune pression [rires] ! Je dis cela, car ce n’est pas un personnage historique dont le visage est connu de tout le monde. Dans ce cas-là, ça aurait été plus compliqué. Tout le monde connaît le Boléro, mais on connaît moins Maurice Ravel. Je ne suis même pas certain que l’on connaisse aujourd’hui réellement son physique. C’était assez libérateur d’avoir cette marge de manœuvre et d’interpréter sans forcément coller à une réalité qui pourrait nous enfermer. 

Le film n’est pas simplement un biopic à la Wikipédia, c’est aussi une évocation des années folles, et la possibilité de rentrer dans ces années-là par le biais de ce personnage à la fois connu et méconnu. C’est un personnage très mystérieux. C’est comme un Daft Punk, finalement ! On connaît plus sa musique que son visage. C’était assez plaisant.

Sans connaître son visage, comment l’avez-vous abordé ? Comment trouve-t-on le personnage ? 

À la lecture du scénario, quelque chose m’a marqué – au-delà de la figure imposante du compositeur. Je me suis dit que j’aimerais bien être son ami et le protéger. J’aime aborder les choses ainsi avec mes personnages. Dans ce film, ce qui était amusant avec lui, c’est que c’est l’ami discret que vous avez envie de protéger. C’est quelqu’un qui est à la fois fragile et facétieux. Il avait aussi beaucoup d’esprit.

Quand vous dites que vous appréhendez vos personnages comme des amis, on dirait que vous parlez du personnage de Vincent Perez. 

C’est vrai ! D’ailleurs, je trouve que ce que fait Vincent, dans la bonhomie, dans la gentillesse qu’il révèle, est très intéressant. Ravel avait pour qualité de s’entourer de personnes qui l’aimaient profondément.

Pourtant, et le film, le montre bien, il avait une personnalité à part, presque autocentrée…

N’est-ce pas le principe de tout artiste d’être obsédé par son œuvre ? Dans le cas de Maurice Ravel, c’était assez poussé. Il a vraiment choisi de mettre toute sa vie dans la musique. C’était presque monacal. Il y a cet autisme-là au premier abord et, malgré tout, je trouve qu’il avait une vraie fantaisie dans ses relations, que ce soit avec le personnage d’Emmanuelle Devos ou celui de Jeanne Balibar. Il savait s’adapter, il n’était pas non plus en résistance totale. Il n’était pas snob, au contraire, c’était un homme de son temps.

C’était aussi un homme courageux. Par exemple, il a été réformé de l’armée, mais a décidé d’y aller quand même. Ce n’était pas quelqu’un qui se tenait en dehors du monde. Il était pleinement dans le monde, solitairement souvent, mais courageusement aussi.

Il y a énormément d’aspects de sa personnalité dans sa musique. Il a d’ailleurs abordé plein de thèmes, beaucoup de styles musicaux différents. Il a été précurseur, il adorait le jazz quand il était aux États-Unis. Tous les jazzmen et tous les Bernstein étaient fascinés par Ravel. Son influence sur la musique de film a aussi été considérable. Quand on parle de Ravel à des musiciens, on se rend compte de son importance. La pression venait surtout de là, finalement ! 

Malgré l’aspect libérateur du personnage, il faut tout de même trouver la gestuelle du compositeur. Comment s’est déroulé ce travail de recherche ?

J’ai beaucoup travaillé la position du chef d’orchestre. Il n’existe qu’une seule vidéo de Maurice Ravel au piano. Il est très rigide et il en fait un peu des caisses. D’ailleurs, il est considéré comme un très mauvais pianiste par le personnage d’Emmanuelle Devos, Marguerite Long. Il fallait trouver cette rigidité au piano, mais aussi diriger un orchestre. Dans ce cas-là, ça a été très compliqué et ça a représenté sept à huit mois de travail, simplement pour deux scènes. Un peu comme Cate Blanchett dans Tár (2023) ou Bradley Cooper dans Maestro (2023). D’ailleurs, Bernstein est un très bon exemple : il était très expressif, tandis que Ravel était davantage dans l’économie. 

J’ai vraiment appréhendé le rôle physiquement à travers la répétition, comme un bon soldat. On répète, on répète, on répète, puis, à un moment, on l’intègre tout en essayant d’y mettre un peu d’émotion.

Vous citiez Maestro : on assiste depuis plusieurs années à une explosion des biopics musicaux. Comment expliquez-vous cette passion du cinéma pour ce genre en particulier aujourd’hui ? Qu’est-ce qui fonde un bon biopic ? 

Je trouve que les biopics qui s’affranchissent un peu de la réalité historique et de la page Wikipédia sont les plus réussis. Quand un biopic essaie de capturer l’âme d’un personnage, c’est là qu’il est le plus intéressant, plus que dans l’imitation ou la pure copie. La figure historique va alors servir de prétexte à la recherche d’un personnage. C’est d’ailleurs le piège du biopic : si la personne est très iconique, c’est très complexe de s’approcher de sa vérité. Quand elle est moins iconique, comme Ravel, quelque part, c’est plus pratique. Si j’avais eu à jouer Johnny Hallyday, ça aurait été plus difficile, car c’est une figure que l’on a tellement vue et entendue. J’aime les biopics qui permettent une véritable interprétation. Où se situe la vérité de Ravel ? On ne le sait pas, puisque l’on possède seulement trois archives de lui. 

Ceci étant dit, elles m’ont beaucoup aidé à trouver le personnage. Ces archives vidéos sont très rapides, mais on y perçoit la rigidité de son corps. On sent aussi qu’il est embarrassé par la caméra, mais qu’il conserve ce petit sourire de façade. Sur les photos, on capte ce sourire. Il a sa cigarette et son costume trois-pièces qui met les gens à distance. C’est pratique pour lui, car ainsi il garde son intériorité. 

Dans le film, Ravel met les gens à distance, y compris le personnage de Doria Tillier, Misia. Pourtant, il l’aime. Comment décririez-vous leur amour ? 

C’est assez surprenant, parce qu’ils sont comme le ying et le yang. Elle est extrêmement mondaine, se cachant derrière de grandes mondanités et de grandes phrases. Lui se cache derrière ses atouts et sa politesse. Mais qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné ces deux personnes peuvent envisager de confronter leur sincérité ? Ça arrive, mais ils ne vont jamais au bout. Je pense que c’est de sa faute, parce qu’il est encore dans l’enfance et dans l’image de sa mère. 

Quand sa mère est morte, il n’a pas écrit pendant trois ans. Il a été terrassé. La femme, pour lui, selon moi – et c’est vraiment une interprétation – est quelque chose d’inaccessible et de trop sacré. Il la sacralise, il est donc incapable de faire un premier pas. Misia regarde cet homme-là comme quelqu’un d’exceptionnel, après que son mari a été atroce avec elle. Pour elle, c’est même perturbant de voir un homme aussi peu charnel, doté d’une grande sincérité. Ils débusquent leurs intériorités respectives, mais lui n’arrive pas à le concrétiser. On reste sans arrêt à la lisière de leur amour. 

Vous citez sa relation avec Misia, mais le film regorge de femmes qui gravitent autour de Ravel.

Effectivement, elles sont toutes très intéressantes. Elles le poussent souvent dans ses retranchements. Ida Rubinstein, par sa fantaisie et par sa folie, l’accule. Il n’a pas le choix et, en même temps, il est amusé parce qu’elle est extraordinaire. Le choix de Jeanne Balibar dans ce rôle est extraordinaire. À chaque prise, elle était pleine de surprises. Elle se confondait parfois avec son propre rôle. Avec Marguerite Long, il y a quelque chose d’assez comique. On rigolait beaucoup avec Devos, bien que son personnage soit aussi très protecteur du mien.

J’adore aussi le personnage qu’incarne Sophie Guillemin, la bonté qu’elle a quand elle chante, quand elle lui amène ses petits souliers à la fin. Il suscite chez tous ces personnages une tendresse. D’ailleurs, dans sa maison, à Montfort-l’Amaury, qui est toujours en l’état, il y a une photo qui est marquante : on le voit en petite chemise, manches relevées, clope à la bouche avec dix femmes autour de lui qui rigolent. Je ne sais pas ce qu’il a bien pu leur dire juste avant la photo. Je pense que c’était un camarade extrêmement sympathique et jovial.

C’est aussi une femme qui réalise ce biopic. Comment s’est déroulé le travail avec Anne Fontaine sur le tournage ? 

Il faut savoir qu’Anne Fontaine scrute les gens et ne lâche pas le regard. Quand je l’ai rencontrée, j’étais assis en face d’elle et je ne voulais pas lâcher le regard non plus. Entre le moment où on s’est rencontrés et le moment du tournage, il s’est passé un an, un an où on s’est vus toutes les semaines pour parler de Ravel. Sur le tournage, elle est très pratique, car la psychologie, on l’a vue en amont. Et sur un tournage, il faut que ça aille vite. Elle avait aussi sa propre vision et elle était déterminée à la mettre en œuvre. 

Anne Fontaine utilise d’ailleurs une mise en scène peu classique. Que pouvez-vous nous dire de cette vision ? 

C’est vrai que derrière un genre qui pourrait paraître classique, elle est parvenue à explorer plusieurs mécanismes. Un peu comme le Boléro, quand on y pense. Il y a beaucoup de liberté dans sa mise en scène.

Qu’espérez-vous que ce film provoque chez le spectateur ? 

J’espère vraiment que les gens vont ressentir le fil d’émotions qu’Anne a tissé. Je l’ai ressenti très profondément la première fois que j’ai vu le film. Qu’ils connaissent ou pas Maurice Ravel, j’espère que les spectateurs seront sensibles à ce créateur, parce qu’il s’agit en fait d’un film sur la création. C’est un film sur les hasards de la vie qui vont faire qu’à un moment tout se met en ordre et l’on sort une œuvre presque malgré nous. C’est ce qu’il s’est passé pour lui. C’est la chose qu’il a le moins contrôlée dans sa vie et qui est, en fait, son tube ! 

Maurice Ravel est-il votre rôle le plus difficile à ce jour ? 

Je ne l’ai pas perçu comme difficile, mais je le considère d’une grande richesse. C’est un rôle qui m’a permis de combiner mes passions, notamment la musique. J’adore ça, je suis comme un dingue. J’aurais adoré être trompettiste, mais j’ai foiré [rires]. Ce rôle combinait beaucoup de choses qui m’étaient précieuses. Et il symbolise aussi la rencontre avec Anne. Si je le pouvais, je referais 14 films avec elle ! 

Quel souvenir gardez-vous du tournage ? 

La scène de direction du Boléro a été incroyable à tourner. J’arrive un matin, je me retrouve devant 90 instrumentistes. C’était un studio énorme, avec une grande grue. D’un coup, j’entends : “Ok, 3, 2, 1, action !” Je me souviendrai toute ma vie de cette scène, c’était complètement dingue.

Quel est votre dernier coups de cœur culturel ?

J’ai adoré The Bear ! J’attends avec impatience la saison 3. J’ai aussi découvert une exposition à la Fondation Henri-Cartier Bresson, celle sur Weegee. Il a beaucoup inspiré le cinéma, puisque Kubrick l’avait pris comme conseiller sur Docteur Folamour (1964).