Décryptage

De Monkey Island à Skull and Bones, pourquoi les pirates nous fascinent-ils autant ?

15 février 2024
Par Quentin Lewis
“Skull and bones” est l'un des jeux les plus attendus de ce début d'année.
“Skull and bones” est l'un des jeux les plus attendus de ce début d'année. ©Ubisoft

Pourquoi avons-nous toujours envie de répondre à l’appel de l’aventure proposé par ces flibustiers, bientôt 300 ans après leur disparition ? Entre figures romantiques et monstres assoiffés de sang, ces héros des sept mers incarneraient finalement un symbole de liberté qui ne cesse de nous séduire.

« Si tu t’étais battu comme un homme, tu n’aurais pas fini pendu comme un chien. » Ce sont en ces termes peu sentimentaux qu’Anne Bonny aurait fait ses adieux à son amant, le pirate Jack Rackham, juste avant son exécution. On sait qu’elle a échappé à la cravate de chanvre au moins jusqu’à son accouchement. Que lui est-il arrivé ensuite ? Nul ne le sait. Certains historiens prétendent qu’elle a fini par rejoindre son ancien capitaine dans une dernière danse au-dessus du vide. D’autres affirment qu’elle a terminé sa vie en prison, ou qu’elle a été libérée grâce aux pressions exercées par sa famille. Une seule certitude : elle s’est évaporée dans la nature peu de temps après et, avec ces deux disparitions, allait bientôt s’éteindre l’âge d’or de la piraterie.

Pourtant, leur légende semble bien décidée à leur survivre, tel un navire fantôme qui flotterait à travers les océans du temps et que nos artistes, cinéastes et écrivains ne cessent de vouloir peupler de leurs inventions enchanteresses. Mais qu’est-ce qui nous séduit tant chez ces forbans sanguinaires et autres rebelles en quête constante de liberté ?

Depuis plus d’un siècle, chaque enfant qui découvre avec émerveillement L’Île au trésor rêve qu’un Long John Silver fasse irruption dans sa vie. D’autres se sont quant à eux imaginés dès le début des années 2000 en train d’écumer les sept mers à bord du Black Pearl. Nous allons cependant nous éloigner de la littérature et du cinéma pour décrypter ce genre qui fascine depuis des siècles dans un tout autre medium, celui du jeu vidéo.

“Mon nom est Guybrush Threepwood, et je veux devenir un pirate !”

Californie, 1990. Depuis près de dix ans, l’intérêt de George Lucas s’est tourné vers une petite industrie créative qui fait de plus en plus parler d’elle : celle du jeu vidéo. Il prend alors la décision de faire installer une compagnie de jeunes geeks à l’imaginaire débordant dans son Skywalker Ranch, pour les y laisser exprimer toute leur créativité.

Ils doivent suivre une seule règle (assez surprenante, quand on connaît l’avenir de ce qui allait devenir la filiale Lucasarts) : pas de jeu dans l’univers Star Wars. Fort du succès de son Maniac Mansion plusieurs années auparavant, Ron Gilbert a souhaité réunir Dave Grossman (Retour vers le futur, le jeu) et Tim Schafer (Grim Fandango, Brütal Legend) dans sa petite équipe. Ce groupe d’artistes et développeurs travaille dur, mais il y règne toutefois une certaine anarchie.

La morale du premier Monkey Island, selon son héros. ©Lucasfilm Games

À cette époque, les employés de la division jeu vidéo de Lucasfilm jouissent d’une indépendance rarement égalée au sein de l’industrie. Celle-ci sera hélas de courte durée (en raison du futur succès de la compagnie), mais, pour l’heure, le vent de liberté qui traverse les locaux du ranch Skywalker se ressent jusque dans les moindres recoins du premier Monkey Island.

En effet, ce jeu est indissociable de la rébellion qui émane de ces jeunes gens à peine sortis de l’université. L’idée même de se pencher sur une histoire de pirates vient de la volonté de Gilbert de se démarquer des jeux d’heroic fantasy qui font autorité à ce moment-là (notamment la saga King’s Quest de Sierra). Toute la conception de cette œuvre est articulée autour d’un pamphlet rédigé par Ron Gilbert, intitulé « Pourquoi les jeux d’aventure craignent, et que pouvons-nous faire pour y remédier ».

The Secret of Monkey Island raconte alors les tribulations hilarantes de Guybrush Threepwood, un ingénu fraîchement débarqué sur une île peuplée de pirates pour rejoindre leurs rangs. Mais c’était sans compter sur le redoutable pirate fantôme LeChuck et une aventure inattendue pour notre héros, celle de l’amour avec un grand A.

Le ton de ce bildungsroman (roman d’apprentissage) vidéoludique est donné, et nous avons affaire à l’une des œuvres les plus drôles de l’histoire du jeu vidéo. Les duels sont accompagnés de répliques aussi affutées qu’une lame de sabre et la comédie qui transperce le récit de part en part illustre la volonté du jeu de sortir des sentiers battus. De se mutiner face à l’insipidité d’un genre devenu mollasson.  

La quête d’un trésor inestimable

Outre cette envie de fraîcheur et de liberté, The Secret of Monkey Island réveille le besoin d’aventure qui sommeille en nous. Il fait jaillir par la même occasion un émerveillement que l’on cantonne – peut-être à tort – à notre enfance. Lors d’une interview donnée en 2004 à The Scumm Bar, Gilbert expliquait qu’il tentait de recréer un sentiment qu’il ressentait lorsqu’il écumait les attractions de Disneyland lorsqu’il était petit. Selon lui, les barques de Pirate des Caraïbes « vous faisaient vous déplacer dans l’aventure, mais je rêvais d’en sortir et de me promener dans l’attraction, d’en apprendre plus sur les personnages et de rentrer à l’intérieur de ces bateaux pirates ».

Cette sensation a été mise au premier plan d’un des plus grands successeurs spirituels de la saga de Lucasarts : le jeu multijoueur Sea of Thieves. Paru en 2018 sur Xbox et PC, cette création de Rare Ltd promettait aux joueurs de forger leur propre aventure de A à Z. Ici, pas de fil rouge scénarisé, mais un bac à sable gigantesque dans lequel chacun peut rédiger sa propre épopée marine. Son vaste univers regorge d’îles inexplorées où chaque chemin est susceptible de renfermer un trésor inestimable ou de vous mettre sur la route d’un péril inattendu.

Coffres enterrés, cartes cryptées, squelettes armés et galions prêts à vous prendre d’abordage… Tous les codes du récit de piraterie hérités de l’œuvre de Stevenson sont présents. On peut reprocher à Sea of Thieves de ne pas être parvenu à se renouveler suffisamment au fil des années, mais on ne peut qu’applaudir son ambiance envoûtante qui transporte les utilisateurs dans un monde riche en rebondissements.

La liberté ou la mort

Nous ne pouvons cependant pas réduire ces terres lointaines, où voyagent les pirates de fiction, à de simples escapades régressives. Quand on gratte le vernis de la fantaisie romantique qui recouvre leurs histoires, on réalise qu’ils font écho à un désir de voir le monde qui nous entoure différemment, hors de la morosité paralysante du quotidien et du cortège de cynisme qui l’accompagne.

Comme le rappelle John Scurlock dès le début de Skull and Bones, les pirates sont « des ennemis de toutes les nations ». Cette phrase est révélatrice d’une vérité historique bien plus profonde, au cœur de notre attrait pour ces œuvres. C’est précisément à cette réalité que souhaite faire appel Ubisoft pour construire les bases de son jeu.

On y met en scène une vision sombre et mature de ces gentilshommes de fortune et du système dont ils ont décidé de s’extirper. Il faut rappeler que, durant l’âge d’or de la piraterie, cette « bonne société » était celle qui exécutait à tour de bras, réduisait à l’esclavage et n’hésitait pas à semer la mort dans le Nouveau Monde pour mieux s’en emparer.  

Vivienne Westwood (elle-même inspirée par la piraterie) semble être une autre influence bien réelle de l’univers de Skull and Bones.©Ubisoft

Au milieu de la violence et des pillages sanglants, les pirates d’autrefois proposaient une alternative étonnamment progressiste aux mœurs de l’époque. Dépeints comme étant sans foi ni loi, ces renégats avaient pourtant leur propre version de la démocratie, bien plus égalitaire que ce qu’imposaient les empires occidentaux. Le vote des femmes et des esclaves fraîchement libérés avait la même valeur que celui du capitaine au sein de nombreux équipages et on y trouvait même les prémices de ce que l’on qualifierait de nos jours de « sécurité sociale ».

“Deuxième étoile à droite et tout droit jusqu’au matin”

La figure du pirate est contestataire, rêve de créer une société utopique loin du monde dont il s’est évadé. Ce n’est donc pas un hasard si la fin du second opus de la saga de Ron Gilbert (Monkey Island 2: LeChuck’s Revenge) est aussi controversée. Bien qu’il s’agisse du chapitre le plus apprécié de la série, le retour brusque à la réalité qui le conclut a mis certains joueurs mal à l’aise.

Les dernières minutes des aventures de Guybrush semblaient rompre le charme, nous plongeant dans une mélancolie profonde. L’histoire s’est désormais achevée, plus de 30 ans après, avec le surprenant Return to Monkey Island, mais le constat reste le même : le retour à la monotonie du quotidien fait très mal.

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Que l’on examine les œuvres évoquées ou que l’on décide de revenir aux illustrations d’Howard Pyle rassemblées à titre posthume en 1921 dans son Book of Pirates, l’attrait reste le même. Qu’importe, finalement, que nous ayons 7 ou 77 ans. Au-delà de leur appel à l’aventure, les histoires de pirates laissent songeurs celles et ceux qui sont déçus par la grisaille qui noircit souvent le quotidien. Et à défaut de prendre le large avec ces flibustiers de légende, rien ne les empêche de fermer les yeux et de s’évader vers des terres inexplorées accessibles à chacun de nous : celles de l’imaginaire.

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