Critique

De grâce, havre de suspects

31 janvier 2024
Par Thomas Laborde
“De grâce” sera diffusé dès le 4 février sur Arte.
“De grâce” sera diffusé dès le 4 février sur Arte. ©Arte/Alexandra Fleurantin

Une famille de dockers du Havre se retrouve impliquée dans un large trafic de cocaïne. Une tragédie empreinte de mystères, de secrets, de suspense, de violence. Surtout, un chef-d’œuvre d’écriture et de mise en scène, nerveux, tendu, sensible, enivrant, entêtant.

Au cœur de l’hiver, les corps ne se sont pas encore tout à fait remis des excès des fêtes de fin d’année. Les esprits, non plus, échauffés par les incompréhensions et les ruptures entre membres d’une même famille. Débats incessants, crises de nerfs, éclats de colère, révélations fracassantes, vérités jetées à la face des uns et des autres comme un verre de vin rouge sur un vêtement blanc.

Dans le meilleur des cas, des bouderies dues à un cadeau qui ne convient pas et dont le destinataire n’a su feinter une quelconque forme d’enthousiasme. De ces joutes et mauvais actes de pièces de théâtre, chacun revient sclérosé par l’idée que rien ne sauvera jamais sa famille dysfonctionnelle. Que son clan, carrément, est maudit.

Heureusement, louées soient la fiction, la création, divines pour qui croit en elles religieusement et consacre non plus le dimanche matin, mais le soir à communier avec ses représentants : celles-ci plongent leurs spectateurs dans les névroses de lignées autrement plus déglinguées que les leurs (quoique…).

Sortons nos petits sourires narquois, plissons nos petits yeux accusateurs : les luttes intestines de familles qui se déchirent et ne craignent pas une seconde de tout réduire à l’état de cendres fumantes nous séduisent et nous touchent au plus profond de nous-mêmes. Parce qu’elles ne sont rien de plus qu’une projection concrète de ce qui nous agite.

Héritage toxique et survie névrosée

En témoignent les solides succès critique et public de Succession et The Bear, reines américaines des cérémonies (Golden Globes, Emmy Awards, Critic Choice Awards…) qui les sacrent dans plusieurs catégories depuis quatre ans pour la première et deux pour la seconde.

Arte propose en ce mois de janvier de quoi rassasier notre appétit pour les secrets familiaux, le poids d’un passé sulfureux que l’on n’imaginait pas si trouble, les enfants incompris, les parents taiseux, les non-dits, les conflits entre frères et sœurs et mère et père, les rancœurs et les malheurs, les cicatrices et les abysses d’une famille nucléaire que le patriarche, le sang sur les mains, croit maudite, engluée dans un schéma cyclique de violence et de manipulation. Et d’une famille professionnelle, soudée, sectaire, impénétrable, robuste : les dockers du port du Havre.

©Arte, Alexandra Fleurantin

Avec De grâce, Arte rejoint Succession et The Bear dans la « famille » des phénoménales tragédies familiales névrosées. À l’image de ses homologues américaines, chacune à sa manière, chacune dans son arène, De grâce sonde les âmes, les fouilles pour exhumer ce qu’elles ont reçu en héritage – le meilleur, l’audacieux, le courageux, le persévérant, le drôle comme le pire, le tragique, le délétère, le sale, le monstrueux. Ces séries sont celles d’une humanité exacerbée, d’émotions extrêmes, de sentiments incontrôlables. Et, finalement, ici ou là, il n’est jamais question que d’une chose : de survie.

Les dockers, otages des trafiquants

Pierre Le Prieur, docker du Havre, grande figure syndicaliste respectée, a passé sa vie à se battre pour protéger les siens, déployant cependant plus d’énergie à préserver les valeurs sociales de sa corporation qu’à partager amour et affection avec ses trois enfants, toutefois à l’abri du besoin. Ce soir-là, ses proches lui ont organisé une fête d’anniversaire surprise pour ses 60 ans. Seul absent, son fils cadet, Simon, arrêté par les forces de l’ordre dans une voiture de la concession de son grand frère, Jean, lourdement chargée de cocaïne.

©Arte, Alexandra Fleurantin

La drogue qui transite en quantités faramineuses par les conteneurs maritimes du port, gangrène qui ronge les dockers et leurs familles, c’est le combat éternel de Pierre, quitte à se faire des ennemis pour le moins menaçants et, parfois, invisibles. Cette histoire louche dans laquelle trempent ses gamins est une machination dont lui et son clan sont la cible directe, le chef de famille en est persuadé. Il va enquêter. Non sans, malgré lui, déterrer de sombres secrets qu’il s’est échiné à dissimuler tout au long de son existence.

Une existence que le personnage – porté par un Olivier Gourmet ténébreux, magistral, poignant – décryptera, en voix off, du premier au sixième et dernier épisode. Ce parti pris participe à conférer à la minisérie une conséquente dimension religieuse, déjà présente dans le titre. De grâce, soit en creux la grâce judiciaire, la grâce sociale, la grâce religieuse. « Comme une supplication », appuie Baptiste Fillon, romancier havrais et coscénariste de la série avec Maxime Crupaux.

©Arte, Alexandra Fleurantin

« Tout de suite, ce titre nous est apparu très poétique, poursuit-il. Il induit la notion de providence, de destin. » Cette locution trouve d’abord racine dans la première appellation de la ville : Le Havre de Grâce. C’est au roi François Ier que le territoire doit cette attribution au XVIe siècle. Sa rade aux eaux profondes permettait aux navires d’avancer près des terres et de se protéger des tempêtes comme des adversaires. Cette grâce qu’appellent en sous-texte tous les personnages de la série, chacun en proie à ses propres démons, habite l’écriture et la mise en scène. Toutes deux splendides.

Faits divers et force supérieure

Derrière la caméra, Vincent Maël Cardona, auteur-réalisateur du sensible Les Magnétiques, César du meilleur premier film 2022. Chef d’orchestre joueur et audacieux, précis, en ébullition constante, souvent à l’origine de réécriture de séquences à peine quelques instants avant le tournage, le metteur en scène a construit un univers visuel marqué entre réalisme social violent et mysticisme enivrant.

À l’image de la présentation du personnage de Christophe, dont on découvre d’abord, au ralenti, sur fond de clavecin, la boucle de ceinture, le pantalon et bas de veste en cuir noirs, la démarche langoureuse à travers la vitre d’une voiture. Il s’y baisse finalement et révèle le visage sillonné des affres de la vie du magnifique comédien Philippe Rebbot, ici obscur comme jamais.

©Arte, Alexandra Fleurantin

Un drame au long cours également incarné par le jeune et vif Payanotis Pascot, Simon dans les rues du Havre, délinquant sans cesse tiraillé entre la fuite et l’affrontement avec sa famille. « Un vrai rôle de composition pour moi, c’est un personnage taiseux, renfermé, je n’en ai pas l’habitude, confie l’acteur. Surtout sur 45 jours de tournage. »

Autour de Gourmet, Rebbot et Pascot, le sanguin Pierre Lottin, la déterminée Margot Bancilhon, récompensée du prix de la meilleure actrice à Series Mania 2023, l’inébranlable Astrid Whettnall en fille de docker disparu et mère de famille prête à tout, Gringe en flic discret et sagace, Xavier Beauvois en leader syndical un peu trop politicien.

©Arte, Alexandra Fleurantin

Leurs personnages, ensemble ou les uns contre les autres, plongent dans la tourmente, la violence et perdent pied. Des récits de vie qui parfois s’achèvent brutalement, directement inspirés de l’actualité : des tonnes de coke sont saisies, chaque année, au Havre, présageant que le triple passe, en partie, grâce à des dockers otages des trafiquants. Des événements qui ont poussé les représentants des travailleurs du port normand à refuser le tournage de la série chez eux, agacés par le traitement médiatique qui, souvent, leur est réservé.

Si les rues du Havre dans la série sont bien celles de la ville, c’est le port d’Anvers qui a accueilli l’équipe. « Port plus pourri encore par la drogue, mais moins protégé par les syndicats », éclaire Vincent Mouluquet, producteur avec Pierre-Emmanuel Fleurantin de De grâce. Une série hybride, aussi ancrée dans le réel qu’elle parvient à caractériser, en creux, une sorte de force supérieure supposée guider les âmes ou les tourmenter. Une œuvre si dense, si mystérieuse, si puissante qu’elle saisit les corps et élève les esprits.

Sur arte.tv depuis le 31 janvier 2024 et sur Arte les jeudis 8 et 15 février 2024.

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Article rédigé par
Thomas Laborde
Thomas Laborde
Journaliste