Dans cette bande dessinée sélectionnée en compétition officielle au Festival d’Angoulême, Alessandro Tota suit le parcours d’une jeune autrice à travers un New York en pleine mutation, en 1938.
Il est de ces œuvres qui parviennent à développer de nombreuses thématiques grâce à un postulat intéressant et une succession de riches personnages.
Le premier tome de L’Illusion magnifique (Gallimard) d’Alessandro Tota, intitulé New York, 1938, est assurément de celles-ci tant l’album parvient à toucher différents éléments, la politique et l’artistique entremêlés au fil du récit initiatique d’une jeune autrice idéaliste et rêveuse. La bande dessinée est, en outre, sélectionnée en compétition officielle au Festival d’Angoulême et connaît un très beau succès depuis sa sortie le 11 octobre 2023.
Kansas, années 1930. La jeune Diana Morgan est passionnée d’écriture et d’art, et rêve de faire carrière dans le milieu de la bande dessinée afin de raconter ses histoires et créer ses propres héros. Malgré la pression familiale, elle déménage à New York pour être au plus près de l’émulation culturelle de la grande ville, en saisir son effervescence et rencontrer le monde artistique de cette Amérique.
Seulement, le monde – tout comme la ville de New York – est plus compliqué qu’il n’y paraît. Entre la montée du fascisme en Europe, le courant communiste qui parcourt la Grosse Pomme et le regard de la société sur les femmes, le chemin vers le succès s’annonce comme une longue traversée du désert.
L’héritage au service de la création
Avec un sens du découpage inspiré de la grande époque des bandes dessinées américaines, l’auteur utilise ces références connues, souvent détournées, pour servir son propos et dérouler une histoire touchante. Il s’interroge sur plusieurs aspects : la part fantasmée du rêve américain, la part fantasmée qui pousse à se lancer dans la création et, enfin, la part fantasmée d’une ville comme New York, lieu des possibles propice à l’imagination et à la création.
L’Illusion magnifique convoque tout : l’époque, le lieu, le rêve et la destinée tragique du monde à partir de 1938. Malgré la dure réalité qui s’impose au personnage de Diana Morgan – qui prend un autre nom une fois dans la grande ville –, cette époque, ce lieu et ce rêve sont aussi des espaces d’espoir et d’ambition, en mesure d’alimenter une vie tout entière.
Derrière ces nombreuses illusions magnifiques – qui se conjuguent au pluriel, forcément –, Alessandro Tota parvient à déconstruire les mythes, à poser un regard cru et franc sur les métiers liés à la création, mais aussi à montrer l’émergence d’un nouveau genre de bande dessinée aux États-Unis, le comic book, en particulier à New York.
Plusieurs émotions émaillent ainsi le récit. La frustration, l’émerveillement, la colère, la résilience. Parfois, la densité de l’album peut devenir écrasante et lancer le lecteur dans plusieurs directions.
Mais, quand l’auteur et artiste touche à des aspects historiques et porteurs de sens, l’émotion qui s’en dégage donne à L’Illusion magnifique toute sa force. Le meilleur exemple réside assurément dans la découverte de Superman par Diana, alors qu’elle tombe presque par hasard sur le célèbre Action Comics #1 de Jerry Siegel et Joe Shuster.
En une simple case, la puissance de Clark Kent émane de la page et laisse éclater toute la portée optimiste qu’a et aura le personnage pour les 80 années à venir. Vertigineux, en un sens, alors même que le récit s’oblige à suivre une autrice qui ne pourra jamais égaler la création du plus grand des super-héros.
« Ce livre est une façon de regarder le XXe siècle, avec d’un côté, le triomphe de la société capitaliste, mais de l’autre l’espoir suscité par la révolution marxiste, le rêve d’une vie meilleure. »
Alessandro TotaCommuniqué de presse de L’Illusion magnifique
Si la création et la difficulté de percer dans l’art sont ainsi au cœur du propos, l’émergence des conflits sociaux et de la guerre à venir plane au-dessus des personnages. L’album fait ainsi des liens intéressants entre les sujets.
Tout est politique, toujours, et toute œuvre d’art se nourrit d’une époque, des rencontres et des mouvements humains ou de générations. Ce faisant, L’Illusion magnifique ajoute une thématique essentielle à son ensemble et aborde autant le communisme que le totalitarisme, à travers une confrontation de personnages et d’époque saisissante.
Du côté graphique, l’album adopte à la fois un trait très personnel et une ambiance familière autour de la richesse du comics américain.
Parfois, le trait représente des éléments quasi repoussants ou gênants, entre le mal-être du personnage principal et la violence de la période décrite. À d’autres moments, la sobriété du dessin, associée à une ambition éclatante – les deux ne sont pas incompatibles –, permet de toucher du bout de crayon l’aspect intemporel du propos et de délivrer des planches splendides.
L’Illusion magnifique joue en réalité constamment sur une dualité propre au pays de l’Oncle Sam. Entre la grandeur et la déchéance, les rêves éclatants de réussite et la difficulté de la vie, le rejet et l’acceptation, le dégoût et la beauté. En associant ces éléments caractéristiques des États-Unis – notamment de la période de la Grande Dépression –, l’œuvre d’Alessandro Tota touche du doigt une intemporalité : de tout temps, hommes et femmes ont rêvé de créer leur propre mythe pour y mettre une part d’eux-mêmes et se sentir, finalement, acceptés au sein d’un tout.
Ce premier tome de L’Illusion magnifique parvient parfaitement à saisir cette idée et pose les pistes pour une suite (une conclusion), qui continuera de s’intéresser autant à la création artistique qu’à la politique, mais aussi à l’humain.
Après la lecture, l’album laisse ainsi un ressenti très tangible d’une réalité aussi fantasmée que réelle. L’auteur ne s’épargne rien. Chaque détail sert une idée, chaque ajout dans le décor ou dans l’arrière-plan manifeste d’une existence concrète de la chose ou de la personne, malgré la liberté artistique se permettant souvent des compositions excentriques et oniriques, surtout dans la vision qu’a le personnage de Diana de ses propres héros ou vilains.
On retrouve cette notion de dualité, de faire coexister les opposés et d’en sortir quelque chose de plus grand, de plus dense et de plus riche.
L’Illusion magnifique – Livre 01 – New York, 1938, d’Alessandro Tota, Gallimard, 248 p., paru le 11 octobre 2023 et en sélection officielle au Festival d’Angoulême.