Entretien

Émilie Frèche pour Les Amants du Lutetia : “La littérature, ça sauve”

04 novembre 2023
Par Lisa Muratore
“Les amants du Lutetia” est paru le 23 août 2023.
“Les amants du Lutetia” est paru le 23 août 2023. ©Pascal Ito

Dans le cadre du prix Goncourt des lycéens, L’Éclaireur s’est entretenu avec l’autrice Émilie Frèche afin de parler de son tout dernier roman.

À l’occasion de la première journée de rencontres du prix Goncourt des lycéens au Théatre Édouard VII à Paris, L’Éclaireur a rencontré Émilie Frèche. En lice pour le prix littéraire, l’écrivaine venait présenter son dernier roman, Les Amants du Lutetia. Publié aux éditions Albin Michel, le livre retrace le suicide planifié d’un couple d’octogénaires dans un palace parisien et le choc de leur fille, Éléonore, à la fois désemparée et révoltée par le choix de ses parents.

L’autrice livre ici un récit poignant au charme surprenant, dont la dynamique, servie par un exercice de style inédit, en fait un véritable page-turner. Par ailleurs, Émilie Frèche trouve dans ce fait divers un écho à son histoire personnelle et à sa relation conflictuelle avec ses parents, tout en questionnant notre société sur le droit à mourir dans la dignité. Rencontre.

Que vous évoque le prix Goncourt des lycéens ? 

Ça m’évoque forcément l’avenir, celui de la lecture et donc celui de la littérature contemporaine. Je trouve cela exceptionnel. Je fais énormément de rencontres avec les lycéens. D’abord, parce que j’ai fondé un prix contre le racisme et l’antisémitisme à destination des lycéens. Je fais aussi énormément de rencontres lorsque je sors des films. J’ai écrit un film sur la radicalisation, ou encore sur le sauvetage d’immigrés à la frontière italienne. J’ai donc beaucoup été en milieu scolaire.

C’est passionnant, parce que c’est une porte ouverte. Ça leur permet de rencontrer des artistes, de voir le métier, de découvrir les coulisses. Surtout, c’est une occasion de leur montrer que c’est possible. Ça éveille des vocations et c’est toute la survie de notre métier, de notre milieu, qui est en jeu. Avoir des livres dans sa vie, c’est important.

La littérature, ça sauve. J’ai eu la chance de découvrir la littérature très jeune et d’être une grande lectrice. Ma vie a été changée pour toujours, c’est-à-dire que je ne m’ennuie jamais, je m’enrichis toujours. Je continue d’apprendre et de rêver. C’est un luxe inouï et un grand honneur.

Que retenez-vous des plateaux et des questions des lycéens ? 

J’ai été impressionnée par leur concentration. C’est peut-être le Théâtre Édouard VII, c’est peut-être le fait d’avoir des plateaux, mais, en tout cas, il se dégage une grande honnêteté de leur part. C’est vraiment intéressant d’être capable de formuler ses impressions. Ce que j’ai aimé aussi de la part des auteurs, c’est un discours qui n’est pas adapté aux lycéens. Convoquer l’intelligence des lycéens et de les considérer comme des lecteurs, c’était important.

« On me répète beaucoup qu’à travers mon livre j’ai tué mes parents, mais c’est l’inverse en réalité. J’ai réparé le fait de ne plus les voir, car, pendant quatre ans, j’ai passé huit heures par jour avec eux. »

Émilie Frèche

On a également eu l’impression que les auteurs et autrices des différents plateaux se sont vraiment dévoilés. 

Oui, c’est vrai que nous nous sommes tous dévoilés devant les lycéens. Mon livre a eu une forte résonance avec la relation que j’ai avec mes parents, et pourtant je l’ai rarement confié publiquement. En parlant aux lycéens, j’avais envie de raconter comment écrire un livre, car c’est toujours une aventure très intime. Tu ne peux pas te lever, rester huit heures par jour à une table, alors que personne ne t’attend, s’il n’y a pas une nécessité de faire.

Il y a forcément une grande part d’intime. Neige Sinno a dit : “Je n’ai pas envie d’être réduite à mon livre, je l’ai écrit, mais j’ai envie de pouvoir faire voguer mon imaginaire et transformer les choses.” La création, c’est aussi une prise de pouvoir. Par exemple, on me répète beaucoup qu’à travers mon livre j’ai tué mes parents, mais c’est l’inverse en réalité. J’ai réparé le fait de ne plus les voir, car, pendant quatre ans, j’ai passé huit heures par jour avec eux. 

Votre livre a cette part intime, mais aussi une part sociétale sur le droit à mourir dans la dignité. Aviez-vous conscience de ces deux strates au moment de l’écriture ? 

Au début, c’est quelque chose que je souhaite, c’est-à-dire que mon histoire personnelle m’intéresse comme sujet de création s’il vient en résonance pour dire le monde dans lequel on est. Par exemple, dans mon précédent roman, Vivre ensemble, c’était une histoire tout à fait autobiographique, très intime, sur la recomposition familiale, mais ça se plaçait également en résonance avec la société post-Bataclan.

C’est quelque chose qui pour moi est hyper important. Dans Deux Étrangers, c’était un rapport difficile d’une fille avec son père qui partait au Maroc. Elle faisait ce voyage pendant le Printemps arabe. Il y avait à la fois ce soulèvement des sociétés et cette adolescence explorée dans un mouvement d’émancipation. Pour moi, tous ces échos sont fondamentaux et l’ont aussi été dans Les Amants du Lutetia

La famille est un thème qui revient beaucoup dans vos œuvres. Pourquoi est-ce un thème qui vous intéresse autant ? 

Je trouve que la famille, c’est tellement le bordel ! Les familles sont tellement dysfonctionnelles et, en même temps, c’est le lieu de l’amour. C’est ce qui me bouleverse le plus. Comment les gens arrivent-ils ou pas à s’aimer ? C’est ce qui me touche.

« Mon histoire personnelle m’intéresse comme sujet de création s’il vient en résonance pour dire le monde dans lequel on est. »

Émilie Frèche

Après ce livre et le portrait que vous dressez des baby-boomers à travers les amants, quel regard portez-vous sur cette génération ? 

Chacun fait ce qu’il peut, mais je trouve que ma génération est une génération de la droiture et de la morale. On est dur avec nous-mêmes, on est très intransigeants, on est dans le jugement et je trouve qu’on a des vies difficiles, dans le sens où on est très seuls et l’on ne fait plus de compromis. C’est très manichéen.

D’ailleurs, c’est intéressant, car, pendant la dédicace, certains lycéens m’ont demandé pourquoi ces amants étaient restés ensemble malgré la trahison. C’est ça que montre la génération des baby-boomers aussi, car ce qui comptait pour eux c’était leur capacité à surmonter le fait d’être blessé par quelqu’un. Les gens qui te font le plus souffrir, ce sont les gens que tu aimes.

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Dans Les Amants du Lutetia, vous mélangez plusieurs formes d’écriture, quel challenge cela a-t-il représenté ? 

Je pense que ce livre me ressemble énormément d’un point de vue sensible. Je suis quelqu’un qui raconte des histoires sous toutes les formes, le cinéma, le dessin, la photo, la BD, la musique… Je suis habituée à avoir des supports multiples. Puis formellement, on ne sait pas qui sont ces gens, ils ont disparu, donc je les invente. J’avais aussi envie que le lecteur ait sa part dans la création de ces personnages, qu’il puisse avoir d’autres portes d’entrée pour que ça donne une certaine dynamique.

En quoi ressemblez-vous à votre héroïne ?

Avant tout, je dirais qu’il y a une vérité des sentiments. Il y a une vérité du ressenti. Il y a cette sidération à la fois de la révélation, et du silence. En fait, c’est le silence qui m’est commun. Subir un silence total, c’est très violent. Je l’ai transposé sur quelque chose qui, d’un point de vue romanesque, puisse être partagé par tout le monde, car tout le monde se projette dans cette histoire familiale, finalement.

Les Amants du Lutetia, d’Émilie Frèche, Albin Michel, depuis le 23 août 2023 en librairie.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste