Entretien

Cécile Desprairies pour La Propagandiste : “Une histoire, ça peut changer votre vie et votre vision”

19 octobre 2023
Par Lisa Muratore
Cécile Desprairies a fait paraître “La Propagandiste” le 18 août 2023.
Cécile Desprairies a fait paraître “La Propagandiste” le 18 août 2023. ©Bénédicte Roscot

Dans le cadre du prix Goncourt des lycéens, L’Éclaireur s’est entretenu avec l’autrice Cécile Desprairies afin de parler de son roman La Propagandiste.

À l’occasion du prix Goncourt des lycéens et de la première journée de rencontre donnée à Paris au Théâtre Édouard VII, L’Éclaireur a pu rencontrer l’historienne Cécile Desprairies. Sélectionnée dans le cadre du concours littéraire, l’écrivaine, à qui l’on doit La Propagandiste aux éditions Seuil, est revenue sur cette œuvre de fiction aux pendants historiques et sociaux, ainsi que sur son schéma d’écriture.

L’autrice dépeint également Lucie, personnage principal complexe dont le passé collaborationniste hante le roman. À travers elle, Cécile Desprairies s’affirme en tant que romancière sans pour autant renier ses racines d’historienne ; comme une manière pour la fiction d’éclairer le réel.

Pourquoi avoir choisi de dépeindre un personnage avec une facette sombre et un lourd passé ? 

Mon héroïne est une anti-héroïne. Mais, en même temps, c’est une héroïne tragique. C’est une femme à laquelle tout réussit dans un premier temps et pour laquelle tout se retourne dans un second temps. Elle est restée toute sa vie, comme si le curseur était bloqué, à vivre avec son temps. Il ne faut pas que les choses bougent, parce que c’est trop douloureux à aborder. 

Elle a eu son heure de gloire et tout va être dans la continuité de celle-ci, mais aussi dans le déni ; dans le déni du temps qui a changé, dans le déni du fait que ce ne sont pas les Allemands qui ont gagné la guerre, dans le déni du fait que le nazisme ne l’a pas emporté, mais aussi dans le déni d’avoir perdu son premier mari. Pour moi, les zones d’ombre, c’est ce qu’il y a de plus intéressant. Elle peut être l’héroïne blonde, talentueuse de la première partie, mais elle peut être aussi cette femme qui persiste dans son idéologie.

En quoi Lucie représente-t-elle une société que l’on a peu l’habitude de voir dans les livres d’histoire ou les romans ? 

Je pense qu’elle est peut-être représentative d’une certaine société, celle qui vient de la Seconde Guerre mondiale et qui n’a pas bougé. Avec ce personnage, je montre comment les collaborationnistes continuent de vivre en ayant leur place dans la société et en faisant même parfois carrière. Je trouvais qu’on n’en parlait pas. 

Je m’intéresse beaucoup, en tant qu’historienne, à l’épuration et la post-épuration, c’est-à-dire à ce qu’il s’est passé après et qui éclaire notre société. Finalement, avec ce roman, je donne une chair à ces personnages et j’essaie de montrer leur multiplicité. Il n’y a pas de salauds absolus ni de bons absolus. Souvent, les lecteurs me disent que le grand-oncle Raphaël est le pire, mais je l’aime beaucoup. L’humain, c’est très complexe. 

Couverture de La Propagandiste de Cécile Desprairies. ©Éditions Seuil

Cette complexité humaine explique-t-elle les nombreux personnages présents dans La Propagandiste ?

Bien sûr ! Il y a tout d’abord le personnage principal, Lucie, la propagandiste. C’est la cheffe, elle donne des ordres comme celui de dispersion et d’anonymat ; les différents membres du parti ne doivent plus communiquer entre eux parce que le danger est très grand et qu’ils risquent de se faire lyncher après la Libération. 

Cet ordre va être appliqué à la lettre pour les six décennies qui suivent. Même s’il y a eu l’amnistie, tout ce petit monde continue de suivre les directives. Je voulais rendre compte de la dimension journalistique, de la dimension artistique, celle des hauts fonctionnaires, mais aussi la dimension plus banale d’hommes, de femmes. J’espère offrir avec ce roman un panorama. 

« Pour moi, les zones d’ombre, c’est ce qu’il y a de plus intéressant. »

Cécile Desprairies

Le fait que votre personnage soit une femme, est-ce important pour vous ? Est-ce une idée qui vous est venue instinctivement ? 

Ce qu’on peut dire, et c’est très important de rappeler le contexte, c’est que peu de femmes travaillaient à l’époque. Lucie, elle, étudie le droit, la biologie, elle travaille tout le temps… Elle est destinée à travailler tout le temps, mais les circonstances dans lesquelles son premier mari meurt cassent tout. Ce dont je voulais rendre compte, c’est que les femmes ont eu le droit de vote seulement après la Seconde Guerre mondiale et je voulais montrer ce monde parallèle, le pouvoir d’influence des femmes à l’époque, où finalement l’opinion aussi se fait et contribue à faire le pays.

Pourquoi avoir choisi de ne pas donner une raison précise aux choix politiques de Lucie ? On ignore finalement ses motivations à devenir collaborationniste. 

Au fond, je crée des personnages, mais ces personnages m’échappent à un moment. Lucie, c’est une personnalité complexe. Une grille de lecture ne suffit pas. Bien sûr, on peut dire que c’est une revanche sociale, parce qu’elle vient d’un milieu très simple : elle a connu les poux dans les cheveux, la paille dans les sabots, elle a été la première de son canton à obtenir une bourse.

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On peut aussi dire que Lucie arrive dans un lycée snob du 16ᵉ arrondissement, que les deux tiers de ses camarades sont juives, bilingues anglais et conduites à l’école par des chauffeurs en berlines, alors c’est la revanche sociale. L’Occupation et la collaboration vont permettre l’avènement d’une classe. 

On peut aussi se dire qu’elle rencontre cet homme à 19 ans, cet Alsacien pro-nazi. Et cet homme, c’est un amour fou. Elle se retrouve veuve à 24 ans. Comment vit-on après un si grand amour ? Finalement, on ne change rien pour ne pas faire bouger sa douleur. On peut trouver beaucoup de raisons à sa collaboration. C’est la grande question : qu’est-ce qui fait qu’on est quelqu’un et pas quelqu’un d’autre ?

Que représentent l’écriture et la lecture pour vous ? 

C’est vital ! Éditer, c’est accoucher, c’est sortir de soi pour dire ce que l’on a à dire. Ça a été une élaboration très longue. C’était très difficile de trouver le ton juste pour ne pas condamner ces collaborationnistes, mais expliquer et rendre juste de ce qu’il y a dans la tête de l’autre. La lecture, c’est autant de mondes qui s’ouvrent. Une histoire, ça peut changer votre vie et votre vision. On pense le réel à partir de cette histoire. Elle éclaire le réel. Ça me semble essentiel. 

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste