Décryptage

Les comédies musicales, épisode 3 : Broadway, de la scène à l’écran

29 septembre 2023
Par Robin Negre
Anna Kendrick et Emily Blunt dans l'adaptation de “Into the Woods”.
Anna Kendrick et Emily Blunt dans l'adaptation de “Into the Woods”. ©Disney

À l’occasion du retour de différentes pièces musicales en France, comme West Side Story au Théâtre du Châtelet ou Mamma Mia ! au Casino de Paris, L’Éclaireur continue sa série consacrée aux comédies musicales, en s’intéressant aux adaptations cinématographiques des spectacles musicaux de Broadway.

Depuis ses débuts, Broadway a fasciné son public avec ses histoires merveilleuses, ses chansons entraînantes et ses chorégraphies surprenantes. Le genre a évolué, au fil du temps, allant vers plus de complexité scénique et vers un renouveau narratif, avec des histoires plus sombres, fantastiques et originales, tout en gardant la singularité du lieu. Des générations d’artistes et de spectateurs ont été inspirées et, autour de cette évolution constante d’un genre à part entière, il est un autre art qui a toujours regardé la scène en questionnant son adaptabilité : le cinéma.

L’iconique Avenue de Broadway, à New York.©Andrey Bayda/Shutterstock

Les liens entre le cinéma et le théâtre ont toujours existé : art du jeu et de la mise en scène, au service d’histoires et de personnages. Néanmoins, les comédies musicales de Broadway – ou de West End à Londres – ont une particularité que le cinéma doit accepter : le chant. Le cinéma musical a toujours existé, bien avant les adaptations des pièces de Broadway, mais les œuvres créées spécialement pour la scène s’accompagnent de considérations propres, qui peuvent fonctionner ou pas sur grand écran. En adaptant un musical, auteurs et réalisateurs doivent trahir, d’une façon ou d’une autre, pour triompher.

Broadway et le cinéma, une longue histoire d’amour

Dès l’apparition des premières comédies musicales, le cinéma se les approprie et les transpose sur grand écran. Dans les années 1930 et 1940, les œuvres romantiques et optimistes sont légions sur les planches : Anything Goes en 1934, Oklahoma! et Carmen Jones en 1943, Kiss Me, Kate en 1948, pour ne citer qu’elles, qui connaissent leurs adaptations cinématographiques les années suivantes. Les films musicaux de l’époque, teintés également d’un optimise quasi cliché, s’accordent avec les comédies musicales de Broadway et correspondent aux spectateurs et à l’époque.

La bande-annonce de My Fair Lady.

Dans les années 1950 et 1960, de nouveaux réalisateurs s’attaquent à des œuvres aux propos plus complexes. Les pièces prennent de l’importance et les adaptations connaissent un succès critique stupéfiant. La comédie musicale de Broadway My Fair Lady (1956) avec Julie Andrews est ainsi adaptée en film par George Cukor en 1964 avec Audrey Hepburn, et Hello Dolly! (1964), est transposé pour l’écran par Gene Kelly en 1969, avec Barbra Streisand. Néanmoins, l’adaptation la plus célèbre, encore aujourd’hui, se nomme West Side Story.

West Side Story en 1961. ©Carlotta Films

Le spectacle musical est créé en 1957 par Leonard Bernstein et Stephen Sondheim. Cette adaptation moderne de Roméo et Juliette suit la vie de deux gangs rivaux de New York et l’histoire d’amour prise au milieu. En 1961, Robert Wise adapte le show avec talent : les numéros musicaux sont flamboyants, les murs de la scène deviennent les rues de New York et West Side Story remporte dix Oscars en 1962, dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur. En 2021, Steven Spielberg réalise son propre remake du film, en ajoutant toute sa virtuosité de mise en scène, pour livrer un film aussi excellent que le premier.

West Side Story en 2021.©Walt Disney Germany

West Side Story change la donne en matière d’adaptations. Le public est de plus en plus familier avec le genre de Broadway et accepte facilement les chants et les danses… pour un temps, du moins. Les décennies suivantes voient se multiplier les adaptations avec plus ou moins de qualité, et donnent une image qu’il est facile de résumer pour le plus grand public par : « des personnages qui se mettent à chanter sans raison »… La mutation à Broadway a eu lieu, mais le nouveau langage cinématographique convient moins à l’expression musicale en continu. Heureusement, les réalisateurs persistent, tout en étant obligés de se poser la même question : comment adapter un spectacle musical ?

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Adapter fidèlement ou savoir s’éloigner

Parfois, la réponse vient du spectacle lui-même. Certaines œuvres mettent en scène de la musique de façon diégétique, rendant toute adaptation facilement acceptable pour le public. L’histoire de Chicago (1975), par exemple, suit une star de cabaret, et son adaptation cinématographique en 2002 par Rob Marshall permet une transition en douceur entre la scène et l’écran.

D’autres œuvres sont plus complexes et nécessitent de faire des choix. C’est le cas, par exemple, de quatre films adaptés de comédies musicales légendaires de Broadway, qui placent le curseur de la fidélité à différents niveaux. En 2004, Le Fantôme de l’Opéra, réalisé par Joel Schumacher, adapte le musical culte d’Andrew Lloyd Webber, The Phantom of the Opera (1986). Dans le rôle du fantôme, Gerard Butler, et dans celui de Christine, Emmy Rossum.

Emmy Rossum et Gerard Butler dans Le Fantôme de l’Opéra.©D.R

Le film fait le choix évident de conserver la bande originale sans se passer des scènes musicales les plus longues ou difficiles à adapter. Sur ce point, le long-métrage parvient à offrir une adaptation fidèle, aux interprètes solides (Gerard Butler est surprenant), mais la réalisation de Joel Schumacher passe à côté de l’essentiel par moments : le cinéaste a le besoin de rendre plus spectaculaire ce qui n’a pas à l’être et ne s’abstient pas de plusieurs effets de réalisation datés. Il tente de répondre à une problématique compréhensible : le spectacle de Broadway bénéficie d’une mise en scène absolument fantastique en matière d’entrée et de sortie de ses personnages. En voulant en faire trop pour compenser et restituer cette même sensation, Joel Schumacher se perd…

À la question, « qui est le plus grand auteur-compositeur de Broadway ? », beaucoup répondront Stephen Sondheim. L’iconique compositeur et parolier a enchanté les planches pendant plusieurs décennies, avec des œuvres puissantes, évocatrices, aux textes riches et aux mélodies complexes, et, naturellement, plusieurs de ses spectacles ont trouvé le chemin du grand écran.

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C’est le cas de Sweeney Todd, The Demon Barber of Fleet Street (1979), adapté par Tim Burton en 2007 et Into the Woods (1986), porté à l’écran par Rob Marshall en 2014. Les deux films partagent un même esprit : des récits fantastiques reposant sur le cynisme et l’humour noir, qui placent leurs personnages dans des mondes menaçants, où la chanson sert autant d’échappatoire que de tribune. Les deux comédies musicales sont généreuses en matière de morceaux et sont quasiment intégralement chantées.

Les films gèrent cette notion en gardant quasiment tous les numéros musicaux (quelques morceaux sont supprimés pour favoriser la compréhension scénaristique). Acteurs et actrices enregistrent en playback et les dialogues non chantés permettent quelques échanges plus conventionnels. Une façon honorable d’adapter Broadway sans perdre son essence, tout en satisfaisant les codes cinématographiques et les attentes du public.

Johnny Depp et Helena Bonham Carter dans Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street.©Warner Bros. France

Un film de 2012 va plus loin : Les Misérables. L’œuvre de Victor Hugo est tout d’abord adaptée en comédie musicale en 1980, en France, par Michel Schönberg et Alain Boublil, sans rencontrer son public. L’exportation de la pièce à West End en fait un succès unanime et reconnu à travers le monde, toujours à l’affiche depuis 1985 à Londres. En 2012, Tom Hooper se lance dans une adaptation cinématographique ambitieuse avec un postulat unique : l’absolu musical. Les acteurs chantent en live devant la caméra, sans playback. Les morceaux ne sont pas coupés (modifiés parfois, pour des besoins narratifs) et le réalisateur adopte une mise en scène nerveuse, très proche de ses acteurs, pour permettre au spectateur de s’approprier les visages et les émotions, chose plus difficile à faire dans un théâtre.

Le résultat – décrié en France – est fantastique : Les Misérables est un tourbillon d’émotions, de grandeur, qui résonne aussi bien pour les amateurs du spectacle musical que pour ceux de Victor Hugo. L’œuvre s’y prêtait et le parti pris de ne jamais transiger avec les impératifs de la comédie musicale – qui sont la raison de son succès – se retrouve sur grand écran, avec brio. « Ils chantent tout le temps »… Oui, comme à Broadway.

La bande-annonce du film Les Misérables.

De l’écran à la scène ?

Naturellement, le cinéma musical ne s’est pas limité à Broadway pour faire chanter ses personnages. D’excellentes comédies musicales sont nées directement sur grand écran et ont, à leur tour, inspiré les planches. L’exemple le plus flagrant concerne sans doute les studios Disney. Dès 1989 et durant toute la décennie 1990, sous l’impulsion de compositeurs et paroliers directement venus de Broadway (Howard Ashman et Alan Menken notamment), les nouveaux films d’animation Disney reviennent aux chansons et offrent à leurs personnages de grands moments musicaux.

La Petite Sirène (1989) marque un tournant important : c’est le retour de la « I Wish Song », ou la chanson permettant au protagoniste de se confier sur ses vœux et sur ses désirs. Cette notion, directement importée de Broadway, justement, donne une nouvelle aura aux films Disney de la période. Partir là-bas (La Petite Sirène), Belle (La Belle et la Bête, 1991), Le Vaurien (Aladdin, 1992), Au détour de la rivière (Pocahontas, une légende indienne, 1995), Rien qu’un jour (Le Bossu de Notre-Dame, 1996) ou encore Ce Monde qui est le mien (Hercule, 1997) offrent d’iconiques chansons et montrent comment l’héritage de Broadway peut inspirer le cinéma d’une tout autre façon.

Partir là-bas marque un renouveau dans l’animation Disney, et dévoile dès le premier acte toutes les aspirations d’Ariel.©Disney

La boucle est bouclée quand Disney revient une nouvelle fois aux planches. Dès 1993, Disney Theatrical Productions adapte La Belle et la Bête à Broadway, puis Le Roi Lion en 1997 et bien d’autres par la suite, jusqu’à Aladdin en 2011 ou La Reine des neiges en 2017. Dans ce sens, la formule est plus « simple » : les chansons emblématiques des films d’animation sont reprises sur scène, accompagnées de plusieurs titres composés spécialement pour le théâtre.

Le résultat, parfois, transcende le film original. C’est le cas de Newsies en 2011, comédie musicale adaptée du film peu connu Newsies – The News Boys (1992) de Kenny Ortega – avec un Christian Bale chantant au tout début de sa carrière. Si le film est bon, le spectacle est incroyable : les morceaux sont allongés, les chorégraphies spectaculaires et la mise en scène d’une virtuosité brillante. Newsies prouve une chose : scène et écran peuvent se répondre et s’enrichir continuellement.

Bande-annonce de Newsies à Broadway.

Avantages, limites… et après ?

Comme toute forme d’art, l’adaptation en films de comédies musicales a ses avantages et ses limites, et dépend principalement de l’équipe et du parti pris. Parfois, le matériel original ne se prête pas au grand écran. C’est le cas de Cats (1978), œuvre culte d’Andrew Lloyd Webber, adaptée en 2019 par Tom Hooper. La pièce suit les Jellicle Cats et n’est qu’une succession de différents tableaux plus ou moins indépendants. Sur scène, cela fonctionne – tout comme les costumes sophistiqués des chats –, mais en film, tout s’écroule et se transforme en vision horrifique de chats humanisés à l’extrême. À l’inverse, certaines pièces crient leur adaptabilité, comme In the Heights (2005) du prodigue Lin-Manuel Miranda, adaptée avec brio en 2021 par Jon Chu avec toute l’inventivité nerveuse et rythmique du show.

D’où l’on vient (In The Heights) a une bonne humeur communicative.©Warner Bros. Pictures

Broadway continue de grandir et de proposer de nouvelles œuvres, et le cinéma ne quitte pas l’avenue du regard. Dans les prochaines années, plusieurs films adaptés de spectacles musicaux sont déjà prévus et suscitent l’excitation. Stephen Sondheim, naturellement, est toujours l’un des maîtres les plus convoités et les adaptations de Follies (1971) ou Merrily We Roll Along (1981) par Richard Linklater avec Paul Mescal sont en production.

La première image de Wicked, le film à venir en 2024 et 2025.©Universal Pictures

Néanmoins, la comédie musicale la plus attendue sur grand écran est sans conteste Wicked (2003), inspirée du Magicien d’Oz, avec les musiques emblématiques de Stephen Schwartz et le succès planétaire Defying Gravity. Le film, réalisé par Jon Chu en deux parties, est attendu pour novembre 2024 et novembre 2025, et mettra en scène Cynthia Erivo en Elphaba et Ariana Grande en Glinda. La promesse de voyager à nouveau à Oz (avec le meilleur des deux mondes que sont théâtre et cinéma, peut-être ?) est des plus stimulantes.

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